Aux côtés de la mise en place d’infrastructures et la mise en marche de la « révolution agricole », Rostow insistait sur la naissance d’une « nouvelle élite pour commencer à construire une société industrielle moderne » pour préparer le take-off (Les étapes de la croissance économique, 1960). Nourrie par la pensée progressiste des Lumières et des physiocrates, une bourgeoisie sensible au progrès, avant la disparition de la société d’ordre (4 août 1789) et de la stratification légale, avait déjà diffusé ses idées libérales, propices aux échanges.
Les transformations sociales de 1830 à 1945
L’urbanisation pendant la première moitié du 19e siècle est encore assez faible. La ville est considérée comme le « tombeau de la race », où règnent la prostitution, la violence ouvrière (Frégier, Des classes dangereuses de la population des grandes villes, 1840), et où l’on meurt en raison de l’hygiène déplorable (travaux de J. Rougerie et le tableau de Villermé, 1840). Mais la crise mixte de 1846-1851 ainsi que la modification du regard porté sur la ville entraînent une vague d’exode rural : sous le Second Empire (1852-1870), la physionomie de la ville est en effet bouleversée par les grands travaux d’urbanisme d’inspiration haussmannienne. Ceci étant, ces travaux déséquilibrent la composition sociale de Paris, ce qui oblige à la création de cités ouvrières ou d’habitations à bon marché (HBM) suite à la loi Jules Siegfried (1894).
L’industrialisation et l’urbanisation modifient la perception que les contemporains se font de la société ; progressivement émerge donc la notion de « classe ». L’image du bourgeois grassouillet, bête et conformiste est incarnée par Monsieur Prudhomme (Henri Monnier, 1830), des « classes dangereuses » (Frégier) sont perçues côté ouvrier, Léon Gambetta parlera de « couches nouvelles » pour désigner les classes moyennes lors de son discours d’Auxerre (1874), tandis que la classe paysanne est ciblée lorsqu’on crée un ministère de l’agriculture (1881) et le mérite agricole (1883). Parallèlement, les écrits socialistes (Saint–Simon, Proudhon, Blanc, Marx) dénoncent une société de classes tendant à se polariser.
L’industrialisation et la croissance économique renouvellent le spectre social. Dans la première moitié du 19e siècle, nous sommes dans une « France des notables » (André Jardin), grands propriétaires fonciers à l’influence considérable sur la scène politique française. Mais la baisse de la rente foncière et la fin du suffrage censitaire (1848) sonnent le glas de ce vieux socle rural français ; et Daniel Halévy de parler de la « fin des notables ». Ce déclin permet l’affirmation de la bourgeoisie, classe désormais dominante, et l’émergence de nouvelles élites secondaires comme les ingénieurs (complexification des machines), les intellectuels (développement de la scolarisation sous la troisième République (1870-1940) et loi sur la liberté de la presse, 1881) et les « hauts fonctionnaires » (recrutement sur concours). La classe ouvrière voit quant à elle sa condition s’améliorer : elle s’affirme socialement grâce à la loi Ollivier (droit de grève, 1864) puis loi Waldeck-Rousseau (création syndicats, 1884), puis son niveau de vie s’améliore grâce à une kyrielle de lois allégeant les conditions de travail.
Les transformations sociales de 1945 à 1970
Le progrès technique réalisé dans les campagnes permet la mécanisation agricole, l’utilisation d’engrais et de progrès phytosanitaires, qui augmentent la productivité. Parallèlement est mise en place la PAC en Europe (Conférence de Mansholt, 30 janvier 1962) pour moderniser les exploitations et augmenter le rendement agricole. Un processus de « déversement » (Sauvy, 1980) s’effectue donc du monde agricole vers l’industrie grâce à l’exode rural, phénomène que Michel Débâtisse qualifiera de « révolution silencieuse ». La figure du paysan meurt, remplacée par celle de l’exploitation agricole : c’est « la fin des paysans » (H. Mendras, 1967).
Parallèlement se développe le groupe des cadres (L. Boltanski, Les cadres : la formation d’un groupe social, 1982). La classe ouvrière continue à avoir une réelle conscience de classe dans le paradigme fordiste, puis progressivement, la hausse de leurs conditions de vie, la désacralisation du marxisme et la révélation du goulag par la publication de L’Archipel du Goulag (1973) de Soljenitsyne, la « fin du fordisme », la désindustrialisation et avec elles la diminution du nombre d’ouvriers à partir de 1974 tendent à faire reculer la lutte des classes et le militantisme syndical, dont le combat porte désormais sur des revendications davantage identitaires et surtout pour le contrôle de « l’historicité » (Touraine, La voix et le regard, 1978). Les années 1965-1984 sont ainsi celles de la « seconde révolution française » (H. Mendras, 1994), lors de laquelle les modes de vie se standardisent et la société se « moyennise » autour d’une vaste constellation centrale que Mendras illustre avec son « strobiloïde ».
Cette amélioration des conditions de vie fut rendue possible par l’État interventionniste des Trente Glorieuses. Celui-ci multiplie en effet les projets d’urbanisme et les mesures concernant le logement et l’enseignement, devient « État-providence » (Sécurité sociale, alimentée par les cotisations des patrons et des salariés selon le principe de rétroaction keynésien) et permet ce faisant l’amélioration des conditions d’existence grâce à l’accès à la consommation de masse et au loisir.
Le rapport entre les Français et les mentalités en sont bouleversés. Le rajeunissement de la population française suite au baby-boom fait apparaître dans les 1960s une « civilisation de la jeunesse » à la culture « jeune » bercée par des valeurs hédonistes et qui va petit à petit faire entendre sa voix pour exprimer son rejet de l’autoritarisme (A. Sauvy, La montée des jeunes, 1959). Dans la continuité de l’essai existentialiste Le Deuxième Sexe (1949) de S. de Beauvoir, la femme s’émancipe et gagne en indépendance à partir de 1965, et l’emploi féminin augmente. Accueillis à bras ouverts à partir de la création de l’Office National de l’Immigration (1945) dans l’idée de combler le manque de main-d’œuvre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les immigrés voient leur nombre doubler en 30ans.
Les transformations sociales des années 1980 à nos jours
La crise des années 1970 ravivant inflation et chômage et discréditant les thèses keynésiennes, l’État-providence des années 1980 va faire face à une triple crise (financière, d’efficacité, de légitimité) comme le souligne P. Rosanvallon dans La crise de l’État-providence (1981).
Les distinctions sociales refont surface, l’idée de lutte de classe de Marx s’exprimant désormais autour de la possession du capital culturel (P. Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, 1979). Le retour des inégalités tend à affirmer une nouvelle polarisation de la société, avec d’un côté les ouvriers, « France des invisibles » (S. Beaud) mais encore bien nombreux, et la bourgeoisie, certes plus discrète, mais consciente d’elle-même, entretenant un fort culte de l’entre-soi qui participe de leur reproduction sociale à la fois à l’école et dans leur milieu lettré (Pinçons-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, 2000). Et L. Chauvel de parler d’un « retour des classes sociales » (Les classes moyennes à la dérive, 2006). E. Maurin tempère cependant ce constat, expliquant cette tendance par une « peur du déclassement » (Les nouvelles classes moyennes, 2012).