Fin septembre, ISEGORIA, la tribune étudiante d’Audencia, recevait Jean-Marc Jancovici le temps d’une conférence consacrée aux enjeux climatiques. Devant un amphi plein et plusieurs centaines de participants connectés pour la retransmission en live, le fondateur et président du Shift Project a partagé son analyse de la situation à l’échelle européenne et mondiale et répondu aux questions des étudiants soucieux de comprendre à quoi pourra ressembler le monde de demain et quel rôle ils peuvent encore jouer pour freiner le dérèglement climatique.
Présent sur le campus de la business school nantaise pour l’occasion, AuFutur en a profité pour interroger cet ingénieur aux multiples activités. Comment enseigner “le climat” aux étudiants en management ? Pourquoi l’économie est une discipline qui prend difficilement en compte ces considérations environnementales ? Quels conseils aux jeunes qui veulent s’engager sur ces thématiques ? Voici les réponses de Jean-Marc Jancovici aux questions d’AuFutur.
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“Les questions des jeunes sur le climat sont parfois redoutables”
N’est-ce pas paradoxal, en tant que scientifique et président du Shift Project, de vous trouver face à des étudiants qui apprennent le “business” ?
À l’origine de ma présence ici, il y a le projet “Climat Sup Business” coordonné par le Shift Project avec Audencia. Il s’agit d’un petit guide de la transition énergétique pour école de commerce, ou, plus exactement, d’un mode d’emploi montrant comment ajuster l’ensemble des enseignements dispensés dans les écoles de management aux limites planétaires. Notre idée : repenser l’ingénierie pédagogique et le parcours d’apprentissage en embarquant le corps enseignant si l’on décide, en tant qu’établissement d’enseignement supérieur, d’inclure la question du respect des limites planétaires dans ce qui est enseigné aux étudiants.
Quelques uns de ces derniers, ayant eu vent du projet en cours avec leur école, m’ont sollicité pour intervenir le temps d’une conférence. Je n’ai pas d’aversion particulière à aller raconter des choses et il m’arrive de temps en temps de le faire face à des étudiants en management autant qu’à leurs camarades en écoles d’ingénieurs ! Je ne me sens pas moins à ma place ici que face à des fonctionnaires du ministère de la Justice, où je suis récemment intervenu, ou à des professionnels de la finance auxquels je vais prochainement expliquer qu’ils doivent désormais raisonner dans un monde en décroissance pour des raisons physiques…
Vous arrive-t-il d’être surpris par les questions du public qui assiste à vos prises de parole ?
La nature des questions posées à l’issue des conférences est un bon thermomètre pour prendre la température du niveau de connaissance et du type de préoccupations du public présent. Par la force des choses, les questions des jeunes sont en général plus naïves, mais c’est normal, c’est l’âge qui veut ça, il faut leur laisser le temps de s’informer !
Mais paradoxalement, ces questions peuvent être parfois assez redoutables, même si elles me déstabilisent rarement complètement. Les réactions se partagent en général entre de “l’aquoibonisme” (« Tant qu’on peut en profiter, faisons-le ») ou son inverse : l’envie de tout bouffer (« Tout va de travers, il faut tout changer ») !
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“L’économie est impuissante à nous dire s’il faut agir ou pas en ce qui concerne le changement climatique”
Il paraît plus complexe d’enseigner le changement climatique à des étudiants en management plutôt qu’à des élèves ingénieurs. Vous confirmez ?
Le terreau est globalement un peu plus facile dans les écoles d’ingénieurs pour une raison assez simple : les problèmes dont “je” m’occupe sont des problèmes physiques. Pour comprendre le changement climatique, il faut en effet faire de la physique, de la chimie, de la biologie. On n’a pas besoin d’euros pour comprendre le changement climatique, on s’en sort très bien sans cela. Dans les écoles d’ingénieurs, l’enseignement est très près des lois physiques et l’idée qu’il existe un certain nombre de choses qui ne dépendent pas de notre volonté fait partie intégrante des disciplines enseignées.
Les écoles de commerce sont plus près de la convention humaine. On n’y enseigne pas la physique, ou alors de manière anecdotique. On n’y fait pas non plus beaucoup de chimie ou de biologie, et peu de maths. La haie à franchir est un peu plus haute pour ramener les étudiants vers les flux physiques qui permettent au monde de fonctionner.
Les enseignements dispensés dans les écoles de management sont donc, d’une certaine manière, insuffisants pour appréhender les questions liées au développement durable ?
Ils sont directement associés à l’économie. L’économie est l’une des conventions humaines que nous avons mises en œuvre. Un système de prix est un système qui ne tient compte que de la convention humaine. Dans le prix de ce stylo, il n’y a pas le prix de la formation des atomes de la matière qui compose le stylo. Ça, la nature nous l’a donné gratuitement. Ça lui a demandé 15 milliards d’années pour le faire, mais c’est gratuit ! Donc… c’est plus dur dans les écoles de commerce de prendre du recul par rapport à la convention, d’en comprendre ses limites et il y a un petit côté frustrant car il y a des choses qu’on ne peut pas faire “pour le climat” avec le bagage académique d’une école de commerce ordinaire. On est obligé de le compléter.
La “mise aux normes”, c’est à dire la façon d’harmoniser un enseignement dans une école de commerce par rapport aux limites planétaires, demande un effort conceptuel plus important. Et cela demande par ailleurs un renoncement plus important. Il y a en effet un certain nombre de disciplines pour lesquelles, une fois qu’on essaye d’intégrer cette question des limites physiques, on se rend compte qu’on apprend des choses qui ne sont pas valables, comme c’est le cas en économie. Ce qui est difficile à entendre pour les enseignants de cette discipline notamment.
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Pouvez-vous expliquer pourquoi l’économie n’est pas une discipline avec laquelle on peut penser le changement climatique ?
Prenons pour exemple l’une des notions de base en économie qu’est l’élasticité prix/volume : moins il y a de “choses” plus elles sont chères et inversement. Cette règle n’est, en l’occurrence, pas valable pour un certain nombre de commodités dans le monde. Si vous regardez le prix du pétrole, de l’étain, du nickel ou du blé, ça ne marche pas. Le prix ne vous donne pas le volume et le volume ne vous donne pas le prix. On peut en avoir “plein” et c’est cher, ou, à l’inverse, “pas beaucoup” et pour pas cher. On voit de tout !
Une fois que vous avez compris cela, vous avez compris en particulier que les prix d’aujourd’hui ne sont jamais prédictifs des quantités de demain. On le constate en ce moment en regardant le prix du gaz qui ne valait pas cher il y a un an et pour autant, cela ne vous dit assure pas qu’il y en aura plein l’hiver prochain ! Ça, c’est une limite intrinsèque à l’économie. Et donc, faire comprendre qu’on ne peut pas faire de la prospective en restant dans l’économie, c’est une chose que les enseignants d’économie n’aiment pas entendre car c’est une faiblesse de leur discipline, alors qu’on le constate très facilement en se tournant vers le passé.
Pour d’autres raisons, l’économie est impuissante à nous dire s’il faut agir ou pas en ce qui concerne le changement climatique. Elle est capable de nous donner des indications sur la manière de faire des arbitrages une fois qu’on a décidé d’agir, ça oui, mais par contre, sur le choix racine (= faut-il agir ou pas ?), elle est muette, elle n’a rien à nous dire là dessus, l’économie. Alors que l’ingénieur a des choses à nous dire. Il peut par exemple calculer le taux d’absorption du CO2 dans l’infrarouge.
“On ne peut pas caler les enseignements relatifs au climat sur notre connaissance du monde tel qu’il existe aujourd’hui”
Que pensez-vous des jeunes diplômés de grandes écoles d’ingénieurs ou de management qui ont récemment partagé leur envie de “bifurquer” ?
À mon sens, c’est l’expression d’un désarroi qui n’a pas trouvé de réponse satisfaisante dans le cadre de leurs études. Certains étudiants comme ceux des Mines ou de Polytechnique, dont il est question dans ce récent papier du Monde par exemple, portent le sujet de la transition au sein de l’Administration, jusqu’à Bercy, et on connait l’opinion de Bruno Le Maire sur ces sujets… Ceux-là luttent à l’intérieur du système. Ce qu’on leur a appris leur permet de le faire.
Il n’y a qu’une manière de répondre à ceux qui veulent “bifurquer” : c’est de modifier les cursus de telle sorte que, pendant leur études, les jeunes apprennent des choses qui ne sont pas décalées par rapport au monde que nous allons connaitre. Et dans un monde en modification constante comme celui qui s’annonce, on ne peut pas caler l’enseignement sur le monde que nous avons connu jusqu’à maintenant.
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Les préconisations du rapport Jouzel, qui ausculte la manière de mieux former aux enjeux de la transition écologique dans le supérieur, ont dû vous combler ?
Comme le Shift Project, ce rapport recommande en effet de mieux intégrer ces sujets-là dans l’enseignement. Cela signifie aussi pour partie qu’il faut modifier les filières. Dans le monde dans lequel on va vivre, on a besoin de plus de plombiers et de moins de gens qui font des études de langues. C’est aussi une révolution car cela va modifier le corps professoral : il faudra moins de profs de littérature et plus de profs de plomberie. Il y a toute une réflexion à mener sur le supérieur.
Je pense qu’on a par trop maltraité les métiers manuels dans ce pays, et qu’on devrait s’inspirer de ce que font les Allemands et les Suisses notamment, c’est-à-dire être capables de former des jeunes ingénieurs dans des filières dites manuelles. Pourquoi serait-il impossible d’être ingénieur-plombier ? Il pourrait y avoir des cursus universitaires qui concernent des professions s’arrêtant aujourd’hui au CAP au BEP ou au bac pro. Il faut développer aussi la formation continue pour aider les personnes à changer de métier, acquérir des compétences nouvelles à tout moment dans leur vie professionnelle. Il faut repenser les filières, donc quand on fait rentrer ce genre de sujet dans l’enseignement, c’est pas juste modifier à la marge le programme des étudiants qui sont déjà en biologie ou littérature ou grec… Il faut modifier les choses en profondeur.
“Pour vous engager en faveur d’un monde plus durable, tâchez de comprendre le monde dans lequel on vit aujourd’hui…”
Quand on a 18 ou 20 ans, que l’on n’étudie pas dans une grande école, mais que l’on veut faire quelque chose pour le climat, comment agir à son échelle et avec ses moyens ?
Ça dépend qui l’on est. Selon qu’on est apprenti pâtissier, qu’on travaille dans un garage, qu’on élève des chevaux ou qu’on est steward chez AirFrance, je ne vais pas vous faire la même réponse ! Ce qui est transversal, c’est la façon dont vous gérez votre propre vie à vous, ce que vous achetez, ce que vous mangez, où vous logez, etc. Pour autant que vous ayez le choix…
Pour ça, maintenant, il existe des outils qui vous permettent de mesurer votre empreinte carbone personnelle, de comprendre où sont les principaux postes d’émission, etc. Et ensuite, pour autant que vous en ayez envie, à vous de voir comment vous pouvez faire votre part en baisant votre consommation d’un certain nombre de choses sur lesquelles vous avez prise. Il y en a certaines sur lesquelles vous n’avez pas de prise. Par exemple : le parc de centrales électriques dans ce pays, le réseau de routes. Vous avez des marges de manœuvre pour vous en servir comme ceci ou comme cela en fonction du système existant, mais vous ne pouvez pas, à vous tout seul, changer le système.
Par contre il y a des choses sur lesquelles vous avez plus de prise, par exemple la quantité d’objets que vous achetez, de viande que vous mangez, de chauffage que vous utilisez…
Est-il aussi essentiel de s’informer, même seul(e), même s’il ne s’agit pas de notions étudiées au lycée ou dans toutes les formations du supérieur ?
Autre chose à faire, en effet, pour vous engager en faveur d’un monde plus durable, que vous ayez 20, 40 ou 80 ans : tâcher de comprendre le monde dans lequel on vit et aujourd’hui. Et globalement, je trouve quand même que l’information médiatique aujourd’hui est de meilleure qualité sur ce sujet là qu’elle ne l’était il y a 3 ou 4 ans. On a certes encore beaucoup de mal concernant le sujet de l’approvisionnement énergétique. On ne parle pas assez du pétrole et du gaz, on parle beaucoup de l’électricité, alors que c’e sont le pétrole et le gaz qui sont déjà en train de contraindre le pouvoir d’achat à la baisse des français et ça va continuer. Il y a un trou dans l’information. Mais on trouve maintenant la possibilité d’acheter des livres pas trop mal faits ! Se documenter est important.
Dernier point important quand on veut passer à l’action : il est préférable de ne pas être seul(e). Parce que le constat, l’état des lieux, est quand même quelque chose qui, dans un premier temps, vous coupe un peu la respiration. Et si on est seul(e), il y a un risque de détresse ou de déni plus important.
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Diriez-vous que les étudiants ont peur du futur ?
Il y a de tout ! Mon sentiment c’est que des jeunes qui partent en dépression pour cause d’anxiété climatique, il n’y en a pas tant. Et relativement peu parmi ceux auxquels je m’adresse dans les Grandes Écoles. Ils sont passés par des classes prépa, ils ont eu l’habitude de sauter des haies scolairement parlant toute leur vie, donc ils sont du coté des durs à cuire avec le stress et l’adversité qu’ils ont connue dans leur quotidien.
Si je devais m’adresser à des gens plus fragiles ou avec moins de chance dans leur parcours scolaire ou universitaire, les choses seraient différentes. Mais dans l’enseignement supérieur “élitiste”, je peux y aller franco car pour ces jeunes, “demain, il fera jour”. Ce sont globalement des personnes qui ont confiance en elles et en leurs capacités. Et avec mon discours, je cherche définitivement à déclencher des réactions qui sont : « On va s’attaquer au problème ! » plutôt que « On va se tirer une balle… ». Et je sens qu’ils sont prêts à relever le défi !
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