Pendant des siècles, la parole était sacrée : elle venait de Dieu, des Écritures, ou de ceux qui étaient considérés comme les médiateurs entre le divin et les hommes (prophètes, prêtres, sages). Mais peu à peu, la société s’est transformée. Les voix se sont multipliées. La parole s’est laïcisée. Aujourd’hui, écrivains, philosophes, journalistes ou artistes occupent parfois la place qu’avaient autrefois les figures religieuses.
Comment cette transition s’est-elle faite ? Comment la parole s’est-elle déplacée des églises vers les tribunes, les livres, les médias ? C’est ce parcours passionnant, de la parole sacrée à la parole profane, que nous allons explorer.
La parole sacrée : fondement du monde et guide spirituel
Une parole divine, source de vérité
Dans les sociétés traditionnelles, la parole n’est pas simplement un moyen de communication. Elle est porteuse d’un pouvoir : elle crée, elle ordonne, elle transmet la loi divine. Dans la Bible, le monde est créé par la parole : « Que la lumière soit ». De même, dans le Coran, Dieu parle à travers son Livre révélé. Chez les Grecs, le logos est à la fois langage, raison, et principe d’harmonie du monde.
La parole sacrée est donc intouchable. Elle vient d’en haut, elle fonde la morale, le droit, la vérité. Elle est prononcée dans des lieux spécifiques : temples, synagogues, mosquées, églises. Elle est portée par des figures d’autorité.
Une parole incarnée par les prophètes et les saints
Le rôle des prophètes dans les traditions religieuses est central : ils sont la voix de Dieu. Ils rappellent aux hommes les lois divines, dénoncent les injustices, appellent à la conversion. Moïse, Jésus, Mahomet sont autant de figures qui montrent la force de la parole : elle éclaire, elle guide, elle bouleverse.
Mais cette parole sacrée, aussi puissante soit-elle, ne reste pas figée. À mesure que les sociétés évoluent, d’autres formes de discours émergent et entrent en dialogue (ou en conflit) avec elle.
La parole politique : de l’autorité divine à la souveraineté populaire
Le pouvoir de dire dans les sociétés modernes
Avec la Révolution française et les Lumières, une idée fondamentale émerge : le peuple devient souverain. Ce ne sont plus les rois ou les religieux qui détiennent seuls la vérité, mais les citoyens éclairés, capables de penser par eux-mêmes. La parole devient un outil de liberté, de débat, de transformation sociale.
C’est la naissance de la parole politique moderne : une parole qui n’impose plus, mais qui convainc, qui cherche l’adhésion par la raison. Elle prend place à l’Assemblée, dans les journaux, dans les livres. L’orateur politique remplace peu à peu le prédicateur. Les Constitutions remplacent les Tables de la Loi.
La parole comme arme d’émancipation
Cette évolution n’est pas seulement politique, elle est aussi sociale et culturelle. Prenons Victor Hugo : dans Les Châtiments, il utilise la poésie comme une arme contre l’injustice. Zola, avec J’accuse, dénonce l’antisémitisme de l’affaire Dreyfus. Plus récemment, des figures comme Aimé Césaire ou Nelson Mandela ont utilisé la parole pour lutter contre le colonialisme, le racisme, l’oppression.
La parole devient alors émancipatrice : elle donne une voix aux sans-voix, elle fait entendre les oubliés de l’Histoire. Ce n’est plus Dieu qui parle, mais le peuple, les opprimés, les penseurs libres.
Littérature et philosophie : les nouveaux lieux de la parole
Quand l’écrivain devient prophète
À partir du XIXe siècle, les écrivains assument parfois un rôle quasi-sacré. Hugo parle de la mission du poète, Camus se fait écrivain-moraliste, Sartre écrit pour engager l’humanité. Ils n’apportent pas une parole divine, mais une parole qui cherche le sens, dénonce les absurdités, propose une vision.
On passe ainsi d’une parole révélée à une parole réfléchie. Le romancier devient un témoin, parfois même un juge. La fiction sert à éveiller les consciences, à raconter ce que les discours officiels veulent oublier.
La philosophie comme contre-pouvoir
À partir du XXe siècle, plusieurs philosophes, comme Nietzsche, Foucault ou Derrida, remettent en question les grands discours officiels, qu’ils soient religieux, politiques ou même scientifiques. Ces penseurs se méfient des vérités présentées comme universelles et indiscutables. Pour eux, ces discours servent souvent à imposer une vision du monde, à dominer plutôt qu’à éclairer.
Michel Foucault, en particulier, montre que le langage n’est jamais neutre : il reflète des rapports de pouvoir. Selon lui, les institutions comme l’école, l’hôpital ou la prison ne se contentent pas de gérer des individus ; elles produisent aussi des discours normatifs, c’est-à-dire des idées sur ce qui est « normal » ou « acceptable ». Par exemple, la médecine a longtemps qualifié certains comportements de « maladies » simplement parce qu’ils dérangeaient l’ordre établi (comme l’homosexualité ou certaines formes de folie). Pour Foucault, penser, c’est lutter : contre les dogmes, contre les injustices cachées derrière les mots, et pour une société où le discours ne sert plus à dominer mais à libérer.
Religion, politique et laïcité : des tensions toujours vives
Des discours qui coexistent… ou s’opposent
Aujourd’hui, dans nos sociétés pluralistes et laïques, la question de la place des discours religieux dans l’espace public soulève de nombreuses tensions.
D’un côté, la liberté d’expression est un droit fondamental : chacun a le droit de dire ce qu’il pense, y compris en matière religieuse. D’un autre côté, la laïcité, principe essentiel en France depuis la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, impose une stricte neutralité des institutions publiques vis-à-vis des religions. Cela pose une question délicate : jusqu’où peut-on exprimer ses convictions spirituelles dans un espace commun à tous ?
Par exemple, certains débats actuels: sur le port de signes religieux à l’école, les discours religieux dans les débats bioéthiques (comme l’euthanasie ou la PMA), ou les prises de parole de leaders religieux sur des sujets de société, montrent à quel point la frontière entre le privé et le public est difficile à tracer.
Ces tensions sont aussi accentuées par les réseaux sociaux, qui permettent à toutes les paroles de circuler rapidement, parfois sans filtre. Les discours religieux peuvent alors être détournés, radicalisés ou utilisés à des fins politiques, ce qui rend le dialogue plus difficile.
Ainsi, la coexistence entre parole sacrée et espace profane demande un équilibre fragile : il ne s’agit pas d’interdire, mais de trouver les règles du vivre-ensemble, pour que toutes les voix puissent s’exprimer sans exclure ni dominer les autres.
Vers une parole responsable ?
Face à la montée des discours de haine, des fake news, des manipulations politiques ou idéologiques, la question de la responsabilité de la parole est plus actuelle que jamais. Dans un monde où chacun peut s’exprimer librement sur les réseaux sociaux, la parole est partout mais tout ne se vaut pas.
Les plateformes numériques comme X (anciennement Twitter), Instagram, TikTok ou YouTube ont changé profondément notre manière de parler, de débattre, et de nous informer. D’un côté, elles permettent à chacun de prendre la parole, de dénoncer des injustices, de partager des savoirs, ce qui est une avancée démocratique réelle. Des mouvements comme #MeToo ou #BlackLivesMatter ont par exemple émergé grâce à cette nouvelle puissance collective de la parole en ligne.
Mais d’un autre côté, ces mêmes outils peuvent aussi servir à diffuser des propos haineux, complotistes ou diffamatoires. Des rumeurs sans fondement peuvent circuler plus vite que des analyses sérieuses. Des discours simplistes ou extrêmes trouvent un écho rapide. La parole est alors dévoyée, utilisée comme une arme au lieu d’un pont vers l’autre.
Dans ce contexte, il devient urgent de redonner du poids à une parole exigeante, lente, construite. Cela ne veut pas dire qu’il faut tout censurer : cela signifie qu’il faut apprendre à penser avant de parler, à vérifier avant de partager, à écouter avant de juger. Dans les écoles, dans les médias, dans nos échanges quotidiens, chacun peut contribuer à faire vivre cette parole responsable.
Conclusion : Une parole qui évolue, mais qui engage toujours
De la parole du prophète à celle de l’écrivain ou du penseur, les formes de discours ont changé, mais leur importance reste la même. La parole peut élever, rassembler, libérer ou au contraire blesser, manipuler, diviser. Connaître l’histoire de ces discours, religieux ou profanes, c’est apprendre à faire preuve de discernement, à mieux écouter les autres, à mieux s’exprimer soi-même.