Les lois concernant la « mémoire historique » sont cruciales pour comprendre les enjeux politiques et sociaux actuels de l’Espagne. Elles sont le prolongement de la Guerre civile et sont intimement liées aux conflits séculaires qui concernent le pays. Passé et présent sont liés et il y a une espèce de prolongement entre les deux.
L’histoire de l’Espagne
Tout d’abord, nous sommes obligés de revenir un peu en arrière. Quelques dates et éléments clés sont à retenir.
La monarchie espagnole
Première précision d’importance, l’Espagne est une monarchie. De cœur et de tradition.
Toutefois, depuis le 19e siècle, la société est traversée par des élans républicains. Ils sont souvent fomentés et alimentés par des syndicalistes, des autonomistes catalans, le parti socialiste, bref, des partis ou groupes situés à gauche ou à l’extrême gauche de l’échiquier politique.
Le 17 août 1930, el Pacto de San Sebastián est conclu. Un « comité révolutionnaire » est constitué. L’objectif ? Prendre le pouvoir par la force par le biais d’un coup d’état ou pronunciamiento. Ce projet qui se concrétisera le 12 décembre 1930 dans le « soulèvement de Jaca » (sublebación de Jaca) sera un échec.
Quelques mois plus tard, des élections municipales furent organisées. Clairement, l’enjeu de ces élections se centra sur la lutte pour le pouvoir entre les partis monarchistes et les partis républicains. Les partis monarchistes faisaient campagne sur le fait que les partis républicains étaient des partis de gauche et donc potentiellement soviétiques.
Les partis républicains gagnèrent dans une large mesure dans les grandes villes et les capitales de province, alors que les partis monarchistes gagnèrent dans les campagnes.
Cette dichotomie entre les deux Espagne est très importante et existe encore aujourd’hui.
Au vu de ces résultats, la République fut proclamée le 14 avril 1931. Pour une certaine frange de la population espagnole, cette proclamation fut perçue comme illégitime.
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Le coup d’État de Franco
Quelques années plus tard, le général Francisco Franco organisa, avec une partie de l’armée, un coup d’état. Ce qui provoqua une guerre civile sanglante et fratricide entre partisans de Franco, los nacionales ou franquistes et partisans de la République, los republicanos.
Les franquistes gagnèrent la guerre et Franco s’imposa donc comme le chef de l’état espagnol, il gouverna entre 1939 et 1974.
En 1969, Franco désigna son successeur. Il s’agissait du prince Juan Carlos de Bourbon, le petit-fils de Alfonso XIII qui dut s’exiler au moment de la proclamation de la République. Le retour à la monarchie s’annonçait ainsi dès la mort de Franco. Parallèlement, Franco proclama une loi de prescription de tous les délits commis avant la fin de la Guerre civile, et cela incluait bien sûr les délits politiques ou considérés comme tels par le franquisme.
Lorsque Juan Carlos prit le pouvoir, il s’assura d’une transition pacifique vers la démocratie. Il y avait en effet le danger de la résurgence d’un conflit qu’il fallait à tout prix éviter. Plusieurs lois d’amnistie furent prises, celle de 15 octobre 1977 étant la plus importante. Elle reconnaissait pour la première fois le statut de victimes républicaines de la guerre civile et du franquisme, avec un système de compensation et de « pardon » à toute personne ayant critiqué ou s’étant opposé au franquisme. Mais d’un autre côté, cette loi interdisait la poursuite et la condamnation des franquistes pour leurs actes commis contre leurs opposants. La priorité était à la réconciliation et lorsque le 23 février 1981, des militaires occupèrent les Cortes, le Parlement espagnol, le roi Juan Carlos intervint en personne pour défendre la démocratie et empêcher un coup d’État.
D’autres lois furent promulguées, dans la continuité des précédentes.
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Les lois mémorielles en Espagne
La prise de conscience de la nécessité d’une loi mémorielle émergea dans les années 2000, à l’initiative du PSOE, le Parti socialiste, alors au pouvoir. Elle concerne les points suivants dont certains ont fait ou font encore l’objet de débats. Il ne s’agit pas d’une loi, mais d’une multitude de lois qui évoluent et s’échelonnent dans le temps :
- Les jugements émis par les tribunaux de l’époque franquiste sont déclarés illégitimes et nuls
- Obtention d’une reconnaissance plus importante des victimes du franquisme
- Ouverture des fosses communes où sont enterrées de nombreuses victimes du franquisme
- Réhabilitation des descendants d’exilés républicains, à qui la nationalité espagnole est attribuée. Ce même processus est appliqué aux Brigades internationales, volontaires du monde entier venus se battre au côté des républicains
- Suppression des symboles franquistes, dépolitisation du Valle de los Caídos (le corps de Franco qui y reposait est transféré en 2019 dans le cimetière de Mingorrubio à Madrid)
Ces lois et leurs multiples amendements posent de nombreuses questions, très révélatrices de la situation actuelle de la société espagnole. Le premier point très important à prendre en compte est que les partisans de Franco demeurent nombreux, présents et actifs politiquement. Le deuxième, c’est que même les descendants de victimes trouvent que la loi va parfois trop loin et qu’il serait temps de passer à autre chose. Par exemple, les descendants de la famille de Federico García Lorca, fusillé par les franquistes (les circonstances de sa mort demeurent obscures) et supposément enterré dans une fosse commune dans la province de Grenade, s’opposent à son ouverture.
De la même façon, au niveau politique, la radicalisation des positions vers une gauche voire extrême gauche concernant ces sujets provoque une radicalisation des positions vers la droite ou l’extrême droite contre ces lois mémorielles. Le PP, traditionnellement associé à un héritage franquiste, devient essentiellement un parti de centre droit, et ne répond donc plus à l’attente d’une certaine frange de la population. C’est alors qu’est apparu en 2013 le parti Vox, qui se réclame de la défense des valeurs franquistes (parmi lesquelles celle d’un pays centralisé, l’attachement au catholicisme, à la monarchie, à la famille et bien sûr contre les lois mémorielles). De même, certains autonomistes catalans en réclamant le droit pour la Catalogne à « s’autodéterminer », et cela au détriment de la Constitution espagnole, attisent les tensions. Cet élément n’est pas en lien direct avec les lois mémorielles, mais participe au même sentiment de clivage profond dans la population.
En somme, les lois mémorielles, en souhaitant, et ce légitimement, revenir sur le passé récent et douloureux du pays, ne font que réactiver les tensions qui existaient avant la Guerre civile et renforcer les clivages. Le débat sur les conflits sociaux et politiques en vigueur dans les années 1930 se poursuit donc, dans une certaine mesure aujourd’hui.
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