Léopold Sédar Senghor occupe une place singulière dans l’histoire du XXe siècle. Poète de la Négritude, un courant littéraire du XXIème siècle, théoricien de l’identité noire, défenseur de la francophonie, homme d’État et premier président du Sénégal indépendant, il incarne un carrefour intellectuel, culturel et politique exceptionnel. Son parcours reflète les tensions et les espoirs d’un monde postcolonial en gestation. Cet article propose une plongée dans la vie et l’œuvre de ce penseur humaniste, qui a su conjuguer les contraires : traditions africaines et culture européenne, engagement politique et inspiration poétique, unité africaine et diversité culturelle.
Léopold Sédar Senghor : une enfance entre tradition et mission coloniale
Né le 9 octobre 1906 à Joal, un petit village de pêcheurs situé sur la côte ouest du Sénégal, Léopold Sédar Senghor grandit dans une famille catholique pratiquante. Son père, Basile Diogoye Senghor, est un commerçant aisé et influent, respecté pour sa réussite dans le système colonial français. Sa mère, Gnilane Ndiémé Bakhoum, appartient à une lignée noble traditionnelle.
Très tôt, le jeune Léopold est initié à la langue française, tout en recevant une éducation morale et spirituelle exigeante au sein de la mission catholique. Il intègre l’école des Pères spiritains de Ngazobil, où il découvre les classiques latins, le français littéraire et l’histoire européenne. Ces années d’apprentissage forgent en lui une double appartenance : enraciné dans les traditions africaines, mais pleinement empreint de la culture occidentale. Cette dualité nourrira toute sa pensée future.
Après avoir terminé ses études secondaires à Dakar avec brio, il obtient une bourse pour poursuivre son cursus en France. Il quitte le continent africain en 1928, animé d’une soif de savoir et d’une volonté de comprendre les mécanismes qui régissent le monde.
Un parcours universitaire d’exception pour Léopold Sédar Senghor
Une fois à Paris, Léopold Sédar Senghor entame un parcours intellectuel hors norme. Il s’inscrit en classe préparatoire littéraire au lycée Louis-le-Grand pour y suivre une formation poussée en lettres et humanités. C’est là qu’il noue des liens d’amitié et de travail avec des étudiants venus des colonies, notamment Aimé Césaire, à qui il restera lié toute sa vie.
Brillant élève, Senghor obtient en 1935 l’agrégation de grammaire, devenant le premier Africain à réussir ce concours prestigieux. Il maîtrise parfaitement le latin, le grec, et excelle dans la langue française. Il enseigne par la suite dans plusieurs lycées français.
Mais Senghor ne se contente pas d’une carrière d’enseignant : il développe une réflexion critique sur la condition noire, le rôle de l’Afrique dans le monde et le dialogue entre civilisations. Son expérience d’intellectuel noir dans la France coloniale le pousse à revaloriser l’identité subsaharienne, à travers une pensée humaniste enracinée dans la culture.
La Négritude : un humanisme noir
La Négritude est le fruit d’une rencontre intellectuelle entre Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas. Ensemble, ils rédigent les premiers textes qui jettent les bases de ce mouvement littéraire et politique. Ce concept réhabilite l’identité noire, souvent dépréciée ou niée dans le discours colonial, et prône une conscience noire fière de ses racines.
Senghor définit la Négritude comme « l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir ». Elle s’exprime par une esthétique du rythme, une sensibilité communautaire, une harmonie entre l’homme, la nature et le sacré. Contrairement à une vision européenne plus individualiste et analytique, la pensée négro-africaine se veut globale, intuitive et organique.
Ainsi, dans Chants d’ombre (1945), Senghor célèbre la femme noire, la mère Afrique, l’enfance mythique, mais aussi la douleur de l’exil, les violences de l’histoire coloniale. Hosties noires (1948) rend hommage aux soldats africains de la Seconde Guerre mondiale, victimes souvent invisibles. Sa poésie est à la fois incantatoire et politique, émotionnelle et réflexive.
Léopold Sédar Senghor : de la résistance à l’engagement politique
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Senghor est mobilisé dans l’armée française. Fait prisonnier en 1940, il passe plusieurs mois dans des camps de prisonniers, où il est confronté à la discrimination raciale et à la déshumanisation. Cette expérience renforce son engagement envers la dignité humaine et la solidarité entre les peuples.
Libéré, il retourne à la vie civile et participe activement à la reconstruction intellectuelle et politique de l’après-guerre. En 1945, il est élu député à l’Assemblée nationale française, où il siège en tant que représentant du Sénégal, encore français. Il y défend les droits politiques et économiques des colonies, tout en refusant l’assimilation complète au modèle français.
Dans les années 1950, il fonde l’Union progressiste sénégalaise, précurseur du Parti socialiste. Il milite pour une autonomie progressive, respectueuse des identités culturelles africaines, et préconise une coopération étroite, mais équilibrée avec la France.
Léopold Sédar Senghor : élu premier président du Sénégal indépendant
Lorsque le Sénégal accède à l’indépendance en 1960, Léopold Sédar Senghor est élu président. Il le restera pendant vingt ans, jusqu’à sa démission volontaire en 1980, marquant ainsi une exception notable dans l’histoire politique africaine.
Durant ses mandats, Senghor mène une politique de développement orientée vers la planification économique, la promotion de l’éducation, la valorisation de la culture et la création d’institutions démocratiques. Il théorise un « socialisme africain », adapté aux valeurs communautaires et à la réalité sénégalaise.
Cependant, sa gouvernance n’est pas exempte de critiques. Le parti unique, la centralisation du pouvoir et les difficultés économiques alimentent le mécontentement. Mais son sens du dialogue et son attachement à la stabilité politique permettent au Sénégal d’éviter les coups d’État et les guerres civiles qui touchent de nombreux pays africains.
Chantre de la francophonie
Profondément attaché à la langue française, Senghor ne la perçoit pas comme un héritage colonial honteux, mais comme un outil d’expression et de création universelle. Il participe activement à la création de la Francophonie, qu’il définit comme un espace culturel dépassant les frontières nationales et les anciennes divisions coloniales.
Aux côtés de dirigeants comme Habib Bourguiba (Tunisie) et Hamani Diori (Niger), il pose les bases d’une coopération francophone autour de valeurs partagées : la diversité culturelle, le dialogue interculturel, la défense des langues et des identités.
En 1983, il est élu à l’Académie française, devenant le premier Africain à rejoindre cette institution prestigieuse. Il y voit là une reconnaissance de son œuvre littéraire et de son engagement pour une langue française métissée, ouverte aux apports du Sud.
L’œuvre poétique et intellectuelle majeure de Senghor
Loin d’abandonner sa vocation littéraire, Senghor poursuit tout au long de sa vie une œuvre poétique dense et exigeante. Sa langue est à la fois musicale et savante, enracinée dans les sonorités africaines et les formes françaises classiques. Il cherche à faire entendre une voix noire, habitée par la mémoire et tendue vers l’avenir.
Ses recueils, parmi lesquels Nocturnes (1961), Éthiopiques (1956), Lettre à un poète (1964) et Poésie complète (1990), mêlent lyrisme personnel, conscience historique et célébration du métissage. En tant qu’essayiste, il publie aussi des textes fondamentaux sur la culture africaine, la décolonisation et la francophonie.
Héritage et postérité de Senghor
Léopold Sédar Senghor meurt le 20 décembre 2001 à Verson, en Normandie. Son décès suscite une vague d’émotion au Sénégal, en Afrique et dans le monde francophone. Il laisse une empreinte durable, tant dans les lettres que dans la vie politique.
Son héritage est triple : politique, en tant que père fondateur du Sénégal indépendant ; littéraire, en tant que poète majeur du XXe siècle ; intellectuel, en tant que penseur du dialogue des cultures. L’université de Dakar porte aujourd’hui son nom, de même que de nombreuses institutions à travers le monde.
Senghor demeure une figure tutélaire, célébrée pour avoir donné voix et dignité à une Afrique en quête d’elle-même, dans un monde globalisé. Son œuvre invite à croire en une humanité réconciliée, où les différences ne sont plus sources de conflits, mais de richesses partagées.