Un article qui analysera les rôles respectifs de l’État et du marché dans la répartition des revenus et richesses.
La répartition, des revenus et des richesses, réalisée par le marché
Le capitalisme concurrentiel a profondément transformé le travail en une marchandise, comme l’illustrent les trois coups de force de Karl Polanyi exposés dans son ouvrage La grande transformation. Le premier coup fut l’abrogation des corporations et des syndicats par des lois telles que le Le Chapelier en 1791 et le Combination Act en 1799, interdisant les regroupements de travailleurs pour négocier des tarifs de travail équitables. Cela créa un rapport de force en faveur des employeurs, établissant des relations de travail forcées, s’alignant sur les concepts de Marx sur l’aliénation du travail, les asymétries relationnelles de Smith, et des contrats léonins issus du Code civil de 1804. L’abrogation des poor laws en 1834 marqua le deuxième coup, introduisant l’utopie libérale où le salaire était déterminé par les mécanismes économiques, laissant les travailleurs dépendant uniquement de leur travail pour survivre. Enfin, le mouvement des enclosures, couplé à l’abrogation des corn laws en 1846, conduisit à la ruine des petits producteurs, les contraignant à vendre leur force de travail aux capitalistes.
C’est ainsi qu’est apparue la conception classique selon laquelle le marché du travail était un marché comme les autres, où l’offre et la demande coexistaient, et que le salaire d’équilibre était calculé sur la base de la théorie de l’équilibre de Walras. Smith soutenait que le rôle du marché, la main invisible, était d’assurer l’allocation optimale des richesses, et que le chômage était considéré comme volontaire et ne nécessitait donc pas d’intervention de l’État. Cette philosophie du laisser-faire, laisser-aller, propagée par les tenants de la doctrine libérale comme V de Gournay, justifiait un rôle limité de l’État à 10%, axé sur la production nationale et principalement sur les fonctions régaliennes telles que la défense, la sécurité et la justice.
Toutefois, face à la hausse des inégalités et aux conditions de travail dangereuses, les premiers pas vers l’interventionnisme et l’État-providence ont été faits. La loi Bismarck de 1880 a introduit des mesures sociales, notamment des assurances contre la maladie, les accidents et la vieillesse. Cette loi constitue le premier pas vers la Sécurité sociale, bien qu’elle soit limitée à certaines catégories de la population. La loi sur les accidents du travail de 1898 en France a également marqué un changement, en faisant peser la charge de la preuve sur l’employeur en cas d’accident, plutôt que sur le travailleur. Ce changement a été influencé par la Grande Dépression de 1873, qui a déclenché le protectionnisme. Les recherches de Bairoch montrent que les pays qui ont adopté des politiques plus protectionnistes ont connu des périodes de croissance plus soutenues. La question de la répartition des revenus et des richesses est alors devenue une question centrale, nécessitant une réévaluation de l’équilibre entre les marchés et l’intervention de l’État.
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L’État pour répartir les revenus et richesses
Les limites du capitalisme concurrentiel ont été mises en évidence lors de plusieurs événements clés. La crise de 1929, caractérisée par une surproduction et des inégalités croissantes, a révélé les faiblesses du système et mis en évidence une production de masse sans consommation de masse correspondante. Les salariés deviennent majoritaires, les rapports de force changent, des mouvements et des partis ouvriers apparaissent. Lord Beveridge insiste sur la nécessité d’un État-providence beveridgien financé par l’impôt pour créer un système universaliste. Le keynésianisme a également conduit à un rôle accru de l’État au détriment du marché, l’intervention de l’État soutenant la demande globale afin de rendre la consommation largement disponible et de stimuler la croissance. Le syndicalisme, par le biais de structures tripartites impliquant des représentants de l’État, des travailleurs et des employeurs, a été renforcé par des conventions collectives, conduisant au modèle péruvien de conflit et de coopération qui, selon Robert Castel, a défini la “société salariale”. Aux États-Unis, la loi de Roosevelt sur la Sécurité sociale de 1935 a jeté les bases de l’État-providence, suivie par la loi sur les normes de travail équitables de 1938, qui a instauré un salaire minimum. En France, l’influente loi de 1945 sur la Sécurité sociale a abouti à la loi de 1945 sur la Sécurité sociale.
Dans les années 1970, cependant, le tournant libéral a remis en question le rôle de l’État, même s’il restait important. Rosanvallon décrit une triple crise pour l’État-providence : une crise financière associée à l’augmentation rapide des dépenses sociales, une crise d’efficacité caractérisée par la persistance des inégalités et des injustices en matière de soins de santé, et une crise de légitimité où l’État est perçu comme le problème plutôt que comme la solution. Malgré la montée du libéralisme, en partie motivée par les limites de l’intervention de l’État, ce dernier continue de jouer un rôle clé dans la redistribution des revenus. La tendance émergente à l’externalisation souligne la nécessité d’une réglementation étatique pour prévenir l’exploitation. Le chômage involontaire et la redistribution des revenus en faveur des inactifs, notamment par le biais du système de retraite en France, montrent que l’État joue un rôle clé dans le maintien de la justice sociale et la réduction des inégalités. Sans ces mécanismes de redistribution, les taux de pauvreté seraient beaucoup plus élevés, ce qui souligne l’importance de l’intervention de l’État dans la distribution des revenus et des richesses.