Le silence : absence de parole ou forme de communication ?

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Pendant négatif de la parole, le silence se brise mais ne semble pas pouvoir se dire. Pour autant, n’est-il qu’une absence, un néant de sens, là où seule la parole articulée semble véhiculer un discours sensé et sensible ? Nous verrons dans cet article que le silence, qu’il soit voulu ou subi, recèle davantage qu’il n’y paraît : de par son utilisation en littérature et son étude en philosophie, peut-on parler de pouvoirs du silence ?        

Le silence : un vide angoissant ?

Le silence peut apparaître comme un vide à combler : il est alors le signe de notre incapacité à communiquer ou d’une solitude qui nous isole du monde et des autres. Pour le philosophe Blaise Pascal, le malheur des hommes viendrait de « ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ». Il explique dans ses Pensées pourquoi nous cherchons constamment à fuir ce silence qui nous ramènerait à notre condition miséreuse. L’homme trompe ainsi l’ennui par le divertissement (du latin divertere, soit « se détourner de »), assimilé à une série d’activités ( le jeu, la conversation, la guerre, la chasse, etc.) l’empêchant de sombrer dans le désespoir. C’est en effet pour ne pas songer à nous-même et, in fine, à notre salut, que nous préférons, par exemple, les conversations mondaines, les bruits et stimulations de la ville au silence méditatif des monastères.

« De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement; de là vient que la prison est un supplice si horrible; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs. Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi, et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense. » 

Recherché pour ses vertus spirituelle et introspective, le silence devient au contraire pour le sage stoïcien un idéal à atteindre : celui de la paix intérieure, conditionnée par l’absence de troubles passionnels (ataraxie). Dans Lettres à Lucilius (Lettre 56), Sénèque enjoint à son interlocuteur de faire fi du vacarme du monde et de s’astreindre au silentium :

« Que tous les bruits du monde s’élèvent à l’extérieur pourvu qu’en moi aucun tumulte ne se produise, que le désir et la crainte ne s’y combattent point, que l’avarice et le goût du faste n’y viennent point se quereller et se malmener l’un l’autre. Qu’importe en effet le silence de toute une contrée, si j’entends frémir mes passions ? (…) Tu ne jouiras, sois-en sûr, d’un calme parfait que si nulle clameur ne te touche plus, si aucune voix ne t’arrache à toi-même, qu’elle flatte ou qu’elle menace, ou qu’elle assiège l’oreille de sons vains et discords. » 

Mais nul besoin d’être philosophe pour trouver le repos et la tranquillité. Loin du tumulte et de l’agitation mondaine, les écrivains et poètes romantiques se livrent à des promenades solitaires, à pied ou à cheval, au contact de la nature. 

Les pouvoirs du silence en littérature : une esthétique du non-dit et de la suggestion

Confrontée à l’insuffisance des mots, aux limites du langage, la littérature moderne s’est emparée du silence, déstructurant la prose et les schémas narratifs traditionnels. Plusieurs voix de la modernité littéraire du XXe siècle ont utilisé le silence pour « exprimer cela seulement qui ne peut l’être » (Maurice Blanchot, L’attente, l’oubli.) soit l’indicible, l’ineffable, ou encore l’innommable. Le silence acquiert dès lors une charge sémantique particulière, il devient un des lieux de l’écriture qui explore ses zones d’incertitude et d’hésitation, repoussant toujours davantage les limites du langage

Représentante du Nouveau roman, – un courant littéraire apparu dans les années 1950, dont la principale caractéristique est de rompre avec les codes traditionnels du roman- l’écrivaine Marguerite Duras fait un usage singulier du silence. Dans Le Ravissement de Lol V Stein, elle joue sur la concision des phrases et leur inachèvement pour suggérer la rupture du discours logique, la tristesse monotone du personnage de Lol et le souvenir obsédant, quoique lacunaire, du bal sur lequel s’ouvre le roman. L’histoire se construit en dehors des évènements, l’action est remplacée par les paroles du narrateur et le récit des répliques des personnages. Mais le silence est avant tout celui de Lol, murée dans une solitude impénétrable qui la rend insaisissable : elle “ne réclame aucune parole” et “pourrait supporter un silence indéfini” tandis que même son nom demeure incomplet (Lol V Stein). 

https://aufutur.fr/revisions/francais/quest-ce-que-le-nouveau-roman/

Abondamment employé au théâtre pour mettre en relief les répliques des personnages, leurs émois et leurs doutes, le silence est au coeur du jeu scénique, ou plutôt du non-jeu, dans les pièces de Samuel Beckett. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il s’agit pour le dramaturge de rendre sensible l’absurdité de la condition humaine en explorant le vide du monde et le néant de l’existence. Les personnages sont souvent représentés au seuil de la mort, aux prises avec des difficultés de communication. En tentant vainement de le combler, souvent par des gestes, ils font du silence un objet théâtral à part entière. Le silence est en effet synonyme de finitude pour les personnages : se taire c’est mourir. L’échange devient alors une nécessité, seul rempart à la solitude et à l’angoisse métaphysique de la mort. 

Dans En attendant Godot, Vladimir cherche à tout prix à capter l’attention de son interlocuteur, alarmé à l’idée d’un silence définitif : « Vladimir. – (Un temps.) Voyons, Gogo, il faut me renvoyer la balle de temps en temps. »  ; et plus loin « Vladimir. – Veux-tu que je m’en aille ? (Un temps). Gogo ! (Un temps. Vladimir le regarde avec attention.) On t’a battu ? (Un temps). Gogo ! ».

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/ecoutez-revisez/oh-les-beaux-jours-de-beckett-le-langage-roi-5603517

Il en est de même dans Oh ! Les beaux jours, où les didascalies illustrent une rupture dans la continuité discursive : “Même quand tu seras parti, Willie. (Elle se tourne un peu vers lui.) Tu pars, Willie, n’est-ce pas ? (Un temps. Se tournant un peu plus vers lui, plus fort.) Tu vas bientôt partir, Willie, n’est-ce pas ? (Un temps. Plus fort.) Willie ! (Un temps.)”.

Oh les beaux jours Beckett théâtre absurde
L« actrice Madeleine Renaud dans la pièce »Oh les beaux jours' en février 1970 à Paris,©Getty - Yves LEROUX

La portée politique du silence

L’aphorisme “qui ne dit mot consent” fait du silence une marque d’adhésion passive, révélant parfois l’impuissance verbale et/ou morale de l’interlocuteur. Rompre le silence devient alors un acte de bravoure, d’affirmation, face au mutisme d’un peuple, d’une nation, d’une famille. En prenant la plume pour témoigner et raconter à hauteur d’enfant l’engrenage de la violence génocidaire, le poète Gaël Faye retisse l’histoire du pays de sa mère, le Rwanda (Petit pays, Grasset, 2016). 

https://aufutur.fr/revisions/francais/petit-pays-de-gael-faye-resume-et-analyse-de-loeuvre/

Rétablir l’Histoire, les histoires, de ces vies meurtries par le génocide de 1994 est une nécessité pour l’écrivain qui souhaite comprendre ces évènements longtemps tus par son entourage. L’écriture permet ainsi de remplir ces vides laissés par la barbarie et de résister à l’oubli. En 2022, il réalise avec Michel Sztanke le documentaire Rwanda, le silence des mots (disponible gratuitement sur Arte.tv), où il donne la parole à six femmes ayant porté plainte pour viol contre des soldats français, pour des faits commis en 1994 durant l’opération Turquoise au Rwanda. L’oxymore du titre met en lumière la difficulté de s’exprimer, d’être entendues et écoutées, pour celles qui ont doublement vécu l’horreur.

Enfin, face à la guerre et à la barbarie, le silence est parfois une forme de résistance : lorsqu’il n’est pas consentement, il incarne le refus de toute communication avec un monde dominé par l’ennemi. Paru clandestinement pendant la guerre en 1942, Le Silence de la mer (Vercors) met en scène un oncle et sa nièce qui, à la suite de la réquisition de leur maison par un officier allemand, décident d’opposer à l’occupant un épais silence. Sans dire un mot, la nièce résistera aux avances de l’officier tombé amoureux de la jeune femme (bien qu’elle lui adresse finalement un ultime et unique « Adieu ».). Ce silence fait résonner la dignité de ceux qui, par patriotisme, ont refusé de répondre, et ainsi d’humaniser l’ennemi. Plus que le verbe, le silence a donc un pouvoir, celui de faire entendre l’écho des luttes qui, à défaut d’éclater au grand jour, sont menées à bas bruit. 

 

Conclusion :

Loin de n’être qu’absence de paroles et défaut d’expression, le silence devient une forme de communication, voire un langage à part entière lorsque les mots sont insuffisamment riches pour saisir la complexité du réel. Marque d’humilité, élégance de la pensée ou devoir éthique, il signale l’attention et la retenue : “Sur ce dont on ne peut parler, il faut le taire“, écrit le philosophe Ludwig Wittgenstein (Tractatus logico-philosophicus), suggérant qu’à de vains bavardages, le silence et l’écoute seront toujours préférables. 

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