La mémoire individuelle et collective : littérature et philosophie face à l’histoire (Sebald, Perec)

La mémoire individuelle et collective : littérature et philosophie face à l'histoire (Sebald, Perec)

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Pourquoi écrit-on sur le passé ? Pourquoi raconter ce que l’on a vécu, ou ce que d’autres ont vécu avant nous ? Parce que la mémoire, individuelle comme collective, est ce qui nous relie à notre identité, à nos origines, mais aussi à notre avenir. Certains écrivains font de la mémoire le cœur de leur œuvre, à la croisée de l’intime et du politique. C’est le cas de W.G. Sebald et Georges Perec, qui explorent chacun à leur manière les liens entre souvenirs personnels, histoire collective et traumatisme historique. En s’appuyant sur l’écriture, ils montrent que la littérature et la philosophie peuvent être des outils essentiels pour interroger le passé, transmettre la mémoire, et questionner notre rapport au temps.

Georges Perec : l’écriture comme travail de mémoire

Mémoire personnelle et autobiographie fragmentée

Georges Perec (1936–1982), écrivain français d’origine juive polonaise, a vu sa vie marquée très tôt par les drames de l’Histoire : son père est mort pendant la guerre, et sa mère a été déportée à Auschwitz. Ce passé tragique, longtemps silencieux, nourrit en profondeur son œuvre littéraire. Chez lui, la mémoire personnelle devient une énigme à résoudre, un puzzle à reconstituer par l’écriture.

Dans W ou le souvenir d’enfance (1975), Georges Perec adopte une forme narrative originale pour explorer un passé à la fois personnel et historique. Le livre alterne deux récits :

  • d’un côté, une tentative autobiographique, construite par fragments, où Perec cherche à reconstituer les souvenirs épars de son enfance pendant la Seconde Guerre mondiale ;
  • de l’autre, un récit fictif qui raconte la vie sur une île imaginaire nommée « W », régie par une organisation sportive totalitaire.

Ce double dispositif révèle la difficulté, voire l’impossibilité, de raconter de manière linéaire une expérience marquée par le trauma. Perec a perdu ses deux parents dans la guerre et il a été séparé très jeune de sa famille. Les souvenirs qu’il tente de reconstituer sont donc souvent incertains, flous ou reconstruits. Il avoue lui-même que certains ont été « fabriqués », influencés par des photos ou des récits entendus après coup.

Le récit fictif, quant à lui, prend la forme d’une dystopie qui devient de plus en plus inquiétante. Derrière l’apparente obsession pour le sport se cache un univers de contrôle, de hiérarchie et de violence. À mesure que le récit progresse, il devient clair que cette île est une métaphore du système concentrationnaire nazi. En juxtaposant l’autobiographie et l’allégorie, Perec exprime ce que le langage direct ne peut dire : l’horreur de la Shoah, la perte de ses parents, et la mémoire lacunaire d’une enfance blessée.

Ainsi, W ou le souvenir d’enfance interroge non seulement le rapport entre mémoire individuelle et Histoire collective, mais aussi la capacité de la littérature à dire l’indicible. Le choix de la fragmentation, de la distance, et du mélange entre réel et fiction reflète une vérité profonde : celle d’un passé trop douloureux pour être raconté autrement.

L’écriture contrainte comme mémoire de l’absence

Perec utilise aussi des formes très originales pour évoquer la mémoire collective. Dans La Disparition (1969), il écrit un roman entier sans utiliser la lettre « e », symbole de l’effacement d’un pan entier de la société : celui des Juifs d’Europe. Ce choix formel, appelé lipogramme, est bien plus qu’un simple jeu littéraire. Il devient une manière de matérialiser une absence, un vide, qui renvoie à la mémoire blessée de l’auteur.

Pour Perec, l’écriture est un outil pour retrouver une mémoire perdue, à la fois personnelle et collective. Il ne s’agit pas seulement de raconter, mais de rendre visible ce qui a été effacé. Le lecteur est poussé à ressentir le manque, à deviner ce qui n’est pas dit. Ainsi, La Disparition est un exercice de style, mais aussi une métaphore de l’effacement, de la perte, de ce que l’Histoire n’a pas pu ou voulu transmettre.

W.G. Sebald : la mémoire comme errance et méditation

Une mémoire hantée par l’Histoire

W.G. Sebald (1944–2001), écrivain allemand exilé en Angleterre, s’intéresse lui aussi à la mémoire, en particulier celle liée aux tragédies du XXe siècle : la Seconde Guerre mondiale, la Shoah, les déplacements de populations.

Dans Les Anneaux de Saturne (1995), W. G. Sebald propose une œuvre inclassable, à mi-chemin entre le récit de voyage, le journal intime, l’essai historique et la méditation philosophique. Le point de départ semble simple : l’auteur-narrateur entreprend une marche solitaire le long de la côte est de l’Angleterre. Mais cette promenade est surtout un prétexte à une exploration des ruines du passé, visibles ou invisibles.

À chaque étape, les lieux traversés deviennent des portes ouvertes sur des fragments de l’histoire européenne, notamment allemande. Sebald évoque la destruction des villes par les bombardements alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, comme Hambourg ou Dresde, mais aussi les traumatismes plus anciens ou plus lointains, comme la colonisation du Congo, l’effondrement de la culture chinoise, ou encore les souffrances infligées par l’industrie de la soie.

Ce qui relie tous ces épisodes, c’est la permanence du désastre : l’Histoire est vue comme une succession de catastrophes, de violences, d’oubli. La mémoire n’est jamais linéaire chez Sebald ; elle fonctionne par associations, résonances, images surgies du passé. Le style est lent, méditatif, et souvent entrecoupé de photos en noir et blanc qui rendent floue la frontière entre réel et fiction.

Mais loin de sombrer dans le désespoir, Les Anneaux de Saturne cherche à reconstruire du sens à partir de la perte. Le narrateur se fait passeur de mémoire, témoin des vies oubliées, des ruines que l’histoire officielle a laissées derrière elle.

Le trauma et la quête d’identité

Dans Austerlitz (2001), Sebald raconte l’histoire d’un homme qui découvre tardivement ses origines juives et le fait qu’il a été évacué enfant de Prague vers l’Angleterre pour échapper à la Shoah. Le roman explore le traumatisme de la mémoire cachée, la difficulté à reconstruire une identité quand le passé a été effacé.

Sebald mêle des textes à des images (photos, cartes, documents) pour renforcer le sentiment de réel. Mais il brouille aussi les frontières entre fiction et réalité. La mémoire, chez lui, est toujours incomplète, mais elle reste essentielle pour comprendre l’Histoire.

Une mémoire contre l’oubli

L’écriture comme lutte contre l’effacement

Chez Sebald comme chez Perec, la mémoire est une lutte. Elle s’oppose à l’oubli, au silence, à l’effacement volontaire ou involontaire du passé. Les deux écrivains insistent sur le devoir de mémoire, mais aussi sur ses limites : on ne peut pas tout dire, tout comprendre, tout transmettre.

La mémoire individuelle, avec ses failles et ses silences, se mêle à la mémoire collective. Perec écrit à partir de sa propre histoire, mais il parle aussi pour une génération marquée par la guerre. Sebald interroge la mémoire allemande : que faire d’un passé dont on hérite, même si l’on n’en est pas directement responsable ?

Le travail de mémoire, chez ces deux auteurs, est philosophique autant que littéraire.

Littérature et philosophie face à l’Histoire

Une réflexion entre éthique, récit et transmission

En confrontant la mémoire à l’Histoire, Perec et Sebald posent des questions majeures : Qu’est-ce qu’un souvenir fiable ? Comment distinguer ce que l’on a vécu, ce que l’on nous a transmis, et ce que l’on reconstruit ? Quelle est la part de fiction dans toute mémoire ?

La littérature permet de traiter ces questions de façon sensible et concrète. Elle donne une forme à l’indicible, à l’invisible, à ce qui a été détruit. Elle garde la trace des absents et fait exister les voix disparues. Face aux grands bouleversements historiques, la littérature n’apporte pas de solution, mais elle offre un espace de réflexion et de transmission.

Conclusion : L’écrivain, passeur de mémoire

La mémoire, qu’elle soit personnelle ou collective, est un enjeu fondamental pour les écrivains comme Sebald et Perec. Leurs œuvres, ancrées dans l’histoire du XXe siècle, nous montrent que la littérature est un outil puissant pour lutter contre l’oubli, pour comprendre notre passé, et pour reconstruire une identité à partir des fragments du réel.

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