Matières premières, ressources, souveraineté

HGGSP : la géopolitique des matières premières

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La guerre menée par la Russie en Ukraine depuis le 24 février 2022 a montré que le pétrole, le gaz et les céréales de la Russie sont essentiels pour les pays qui l’entourent, en particulier ceux de l’Union européenne. Rapport de force, commerce, complémentarité, domination, dépendance, échange, production, autonomie, souveraineté, vulnérabilité…Quels rapports entretiennent les États aux matières premières, soient toutes les matières à l’état brut dans la nature (sans transformation) ou ayant subi une première transformation sur le lieu d’exploitation (comme les ressources agricoles) pour les rendre propres à l’échange, utilisées dans la transformation de matériels finis (terres rares des smartphones, lithium des batteries…) ou comme source d’énergie (pétrole, gaz, matières premières agricoles…) ? C’est ce que nous allons voir dans ces deux articles, en abordant d’abord le lien entre matières premières, ou ressources, et souveraineté puis les nouveaux enjeux des matières premières et de l’énergie.

Les impératifs de l’énergie

Au cœur des stratégies des États

Les « guerres pour le pétrole », c’est-à-dire menées avec le but de s’assurer l’accès aux ressources pétrolières en quantité suffisante ont été une réalité depuis le XXe siècle, notamment dans les guerres du Golfe (1991 au Koweït, 2003 en Irak), menées par les USA, car le pétrole est encore difficilement remplaçable (pour le transport notamment) mais est inégalement réparti entre les différents pays. Les matières premières sont au centre des stratégies des États d’une deuxième grande manière : par la mise en valeur de son territoire. Sur ce point, la Chine produit sur son territoire national la moitié du charbon consommé dans le monde. Troisième grande considération des États : la nécessité de diversifier son mix énergétique. Par exemple, la Chine développe le nucléaire et l’hydroélectricité avec les barrages comme celui des Trois Gorges, a signé un partenariat avec la Russie pour l’approvisionnement en gaz à hauteur de 38 m3 sur 30 ans pour 400 millions de dollars et enfin renforce la présence de sa flotte le long du collier de perles pour sécuriser son approvisionnement en pétrole.

L’arme énergétique

Le premier choc pétrolier de 1973 a montré à quel point le contrôle des ressources énergétiques peut être une arme géopolitique décisive. Cela est vrai pour le pétrole depuis les années 1970 et le gaz (la Russie l’a utilisé contre l’Ukraine puis contre l’Union européenne dans le cadre des négociations sur la guerre en Ukraine), mais reste hypothétique pour les autres ressources énergétiques. Ceci dit, les États potentiellement menacés cherchent à se prémunir de ce risque : la Pologne a par exemple favorisé l’exploitation du charbon, a autorisé la prospection de gaz de schiste et reste favorable au nucléaire, en vue de limiter sa dépendance au pétrole et au gaz russe. Les limites techniques peuvent renforcer la puissance de l’arme énergétique : l’UE a voulu substituer le gaz de schiste américain au gaz russe dans ses importations, mais le manque de terminaux méthaniers (permettant de décompresser le gaz compressé dans des méthaniers, des bateaux dédiés, dans les ports américains pour pouvoir le transporter dans un volume réduit) a grandement freiné ce remplacement, notamment en Europe de l’Est. Il faut toutefois noter que la dépendance marche dans les deux sens : si l’UE dépend des importations de gaz russe pour se chauffer et faire tourner son industrie, la Russie peut difficilement se passer des recettes d’exportations reçues depuis l’UE pour son gaz : les infrastructures vers d’autres pays restent coûteuses et longues à construire. Ainsi, le contrôle d’une source d’énergie constitue une arme potentielle, mais que sous certaines conditions : il faut être en situation de domination d’un marché, que la ressource en question ne soit pas immédiatement substituable, maîtriser les réseaux de distribution et être à l’abri des mesures de rétorsion. Si le dernier point est incertain, la position de la Russie face à l’UE et encore plus face à l’Ukraine remplit les autres conditions pour le moment.

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Les États et les matières premières

L’accès aux matières premières, un impératif de la puissance

Les États font face à deux impératifs : garantir l’approvisionnement en matières premières de leur industrie et assurer la satisfaction des besoins vitaux de leur population : l’accès aux matières premières relève par exemple de la souveraineté de l’État français. Pour cela, les États élaborent des stratégies d’approvisionnement en matières premières, dont nous proposons cinq exemples principaux.

Les stratégies d’approvisionnement

Premier modèle intéressant : le Japon. Le Japon a un modèle de garantie d’approvisionnement : n’ayant quasiment aucun gisement sur son sol, il a tissé une toile tout autour du monde par ses maisons de négoce (notamment Sumimoto), la JBIC (Japan Bank for International Coopération) et de grands industriels. La catastrophe de Fukushima en mars 2011 a remis en cause le complément apporté par la production nucléaire nationale à cette stratégie. La France, elle, s’appuie notamment sur ses groupes internationalisés (Areva devenu Orano, Rhodia, Eramet). L’Allemagne a été le premier pays à réagir face au monopole de la Chine sur certains métaux comme le zinc. Ainsi, en 2010 est créée la DERA (agence spécialisée dans les matières premières minérales) et le BGR (institut fédéral des géosciences sur les matières premières) surtout, Rohstoff-Allianz voit le jour en 2012, formant une centrale d’achat pour sécuriser l’approvisionnement en matières premières de ses membres, et fondée par les géants de la chimie (BASF, Bayer), de l’automobile (BMW, Daimler) et de la sidérurgie (ThyssenKrupp). L’UE a gagné face à la Chine sur ses pratiques restrictives d’exportations de 17 terres rares[1]. L’UE a identifié des produits critiques (dont les terres rares) dont elle doit sécuriser l’accès, encourage le recyclage, soutient la R&D (recherche et développement) pour réduire sa consommation de matières premières, et donc sa dépendance aux pays exportateurs. Cela n’étant pas suffisant, l’UE a également multiplié les accords sur les matières premières (par le commissaire de l’UE à l’industrie) avec l’Argentine, la Colombie, le Groenland notamment. Mais la constitution de stocks stratégiques et la réouverture des mines sont souvent des solutions trop coûteuses. Il faut enfin noter que l’UE utilise les organismes multilatéraux, comme l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) pour sécuriser son approvisionnement en matières premières. Dernier exemple de stratégie d’approvisionnement : la Chine, qui cherche à s’affranchir de toute dépendance extérieure. La Chine s’appuie sur quatre axes cohérents pour limiter l’impact sur sa croissance de la raréfaction des ressources : soutenir l’exploitation de ses propres ressources (d’où le retour des subventions au charbon), limiter les exportations, augmenter les importations et investir à l’étranger (les ressources ne sont alors pas sur le territoire chinois mais appartiennent tout de même aux entreprises ou à l’État chinois, par l’achat de droits miniers et l’entrée au capital de firmes étrangères).

Mais en plus de leur caractère essentiel pour garantir la souveraineté des États, les matières premières sont au centre de nouveaux enjeux, ce que nous allons voir dans le prochain article.

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Les enjeux politiques

Le retour des États producteurs

Les années 2010 sont marquées par un retour des États dans les filières des matières premières, dans le but de gonfler les recettes des États producteurs. Cette augmentation des recettes de l’État par les matières premières peut notamment prendre trois formes. Premièrement, des nationalisations d’entreprises exploitant des matières premières, comme l’a fait l’Argentine avec YPF en 2012 (la partie argentine de Repsol, société espagnole d’extraction de pétrole et de gaz naturel). Deuxièmement des taxes sur l’extraction et/ou les exportations de matières premières, comme au Chili, au Pérou ou en Australie. Troisièmement des prises de parts du capital des entreprises extractrices de matières premières, comme la Guinée-Conakry qui a acquis 15% de tous les projets miniers sur son sol.

Les stratégies des entreprises

Cependant, cet effort des États se heurte à deux obstacles. Premier obstacle : les pays pauvres n’ont pas l’expertise juridique nécessaire pour négocier face aux mastodontes, les firmes multinationales d’extraction de matières premières que sont BHP Billiton, Rio Tinto… Pour essayer de contrer ce problème, le BAfD (Banque Africaine de développement) a créé la « facilité africaine de soutien juridique » en 2010, offrant un cabinet d’avocats spécialisés aux États. Deuxième obstacle : il est difficile de savoir à partir de quel niveau un prélèvement devient contre-productif (les firmes de production fuyant alors un pays trop gourmand) : jusqu’en 2020 Eramet refusait de mener le projet de la mine de nickel Weda Bay en Indonésie car le gouvernement lui imposait une position minoritaire de 49% (le projet est en cours aujourd’hui, Eramet ayant obtenu la majorité des parts).

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Les retombées équivoques des ressources minérales

Matières premières et développement

Au-delà de la concurrence État-entreprises pour l’exploitation des matières premières, celle-ci peut parfois se révéler contre-productive. L’enjeu majeur est d’éviter le piège de la rente[2], par la remonté dans la chaîne de valeur globale : en demandant aux entreprises ou en organisant par l’État la transformation sur place des matières premières (exporter un pétrole raffiné permet de le vendre bien plus cher qu’un pétrole brut devant être raffiné ensuite dans le pays d’utilisation. Cela permet alors de se concentrer sur la qualité, la valeur ajoutée des exportations et non seulement la quantité, ce qui permet d’augmenter les salaires, les recettes et ainsi les investissements dans d’autres secteurs essentiels au développement du pays). C’est notamment ce qu’a mis en place l’Indonésie.

Une situation de (quasi-)monopole permet d’espérer des accords favorables en ce sens, ce qui vaut pour l’Afrique du Sud qui détient 78% des réserves mondiales de platine, la République Démocratique du Congo avec 60% du Cobalt, le Maroc avec le phosphate. Mais même dans ces cas-là, un autre fléau majeur menace : la corruption, à éradiquer pour éviter le détournement des bénéfices.

La malédiction de la richesse

Ainsi, la possession d’une richesse convoitée n’a pas toujours été source de développement, ce qu’on a appelé la « malédiction de la richesse ». L’Afrique a été fortement touchée par cette malédiction. Par exemple, le Kivu (au nord-est de la République démocratique du Congo) détient 70% des réserves mondiales de coltan (formé de colombite et de tantale, le tantale servant pour les réacteurs des avions). Mais cette ressource a nourri de nombreux intérêts rivaux, d’où des mouvements sécessionnistes violents depuis trente ans. Aujourd’hui encore, les rivalités sont fortes, avec un accaparement des ressources par le Rwanda voisin dirigé par Paul Kagamé. De même, la Sierra Leone a connu une guerre civile entre 1991 et 2002 pour le contrôle des diamants, faisant 200 000 morts et trois millions de déplacés. On peut également citer la rébellion de l’Unita en Angola, financée par les revenus issus de l’exploitation des diamants et dirigée contre l’État angolais, s’appuyant, quant à lui, sur les ressources pétrolières du littoral.

Ainsi, les matières premières, qu’elles soient énergétiques, minières ou agricoles, sont avant tout un enjeu de souveraineté pour les Etats et se placent de ce fait au centre des relations internationales. Si cette place centrale des matières premières dans la géopolitique mondiale a pu être passée au second plan notamment en Europe dans les années 1990 et au début du XXIe siècle du fait du faible coût des matières premières, les conflits internationaux comme la guerre menée par la Russie en Ukraine ont rappelé la nécessité de produire un maximum sur son sol et de garantir la sécurité de son approvisionnement en limitant les relations de dépendance. Cela peut se faire en diversifiant les pays d’approvisionnements (fournisseurs) ou en fournissant en échange une autre ressource essentielle.

Enfin, les matières premières sont au centre d’autres enjeux majeurs en plus de celui indépassable de souveraineté, notamment l’augmentation des recettes des États, la constitution de leviers de développement et surtout la nécessité d’éviter le piège de la rente, ou « malédiction de la richesse ».

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[1] On parle d’économie de rente lorsque plus de 80% des revenus extérieurs d’un pays proviennent de l’exportation d’un produit brut (non transformé). La croissance de ce pays est alors suspendue aux variations des cours, et le processus s’auto-entretient en captant l’essentiel des flux de capitaux (voir la « Dutch Disease », qui évoque la situation économique des Pays-Bas après la découverte de gaz off-shore, c’est-à-dire au-delà des côtes, en, 1959).

[2] En 2010 la Chine suspend ses livraisons de terres rares au Japon, ce qui entraîne une augmentation du prix de 2000% ! D’où une plainte déposée par l’UE, les USA et le Japon à l’OMC, aboutissant à une suspension des quotas en 2015 et une chute du prix des terres rares (alors extraites à 98% en Chine).

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