La pensée utopique a-t-elle encore un rôle politique aujourd’hui ?

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Qui n’a jamais rêvé d’un monde parfait, où tout roule comme sur des roulettes ? L’utopie, c’est ce super-pouvoir philosophique qui nous pousse à regarder au-delà de nos tracas quotidiens pour imaginer, pourquoi pas, une société idéale. Mais à l’heure où nos élus semblent parfois plus doués pour la langue de bois que pour la réalisation des rêves collectifs, une grande question s’impose : cet art de rêver en grand a-t-il encore un rôle politique aujourd’hui, ou bien l’utopie a-t-elle rejoint la licorne et le Père Noël dans le musée des espérances pour enfants ? Prêts à explorer la carte du territoire utopique ? Accrochez vos ceintures, direction la cité idéale… ou, du moins, quelques-unes de ses stations les plus inspirantes !

L’utopie : origine et fonctions politiques historiques

L’utopie chez Platon et Thomas More

L’utopie trouve ses racines dans la pensée antique et renaissante, incarnées respectivement par Platon et Thomas More. Chez Platon, l’utopie se manifeste dans La République (Politeia), dialogue où il conçoit une société idéale structurée selon la répartition des tâches, la hiérarchie des âmes et la poursuite commune de l’eudaimonia (bonheur ou accomplissement). La cité platonicienne, ou polis, repose sur le principe de justice (δικαιοσύνη, dikaiosynê), définie comme « chacun fait ce qui est en accord avec sa propre nature » (« έρχεται των εαυτόν πράττειν », Livre IV, 433a). Platon élabore une image de la société comme Eidolon (image ou idée), une conception abstraite cherchant à atteindre le Bien en soi. Il s’interroge : « Une cité, peut-elle exister, où la justice ne serait pas seulement un mot mais une réalité incarnée ? » (Livre II, 369b). Plus tard, au début du XVIe siècle, Thomas More reprend ce questionnement dans son œuvre Utopia. Il forge le terme à partir des mots grecs ou (« non ») et topos (« lieu »), désignant ainsi un « non-lieu » ou « lieu qui n’est pas ». Dans son texte, More décrit une île où règnent l’hospitalité, la tolérance et une organisation communautaire qui promeut la concorde et une forme laïque d’agapè (amour désintéressé, ici teinté par la charité chrétienne).

Cependant, ces modèles idéaux ne masquent pas l’écart entre l’ordre idéal et les sociétés réelles. L’utopie platonicienne, inaccessible dans le monde sensible selon lui, fonctionne ainsi comme espérance eschatologique : celle d’un au-delà du politique, rejoignant le vocabulaire chrétien de la Cité de Dieu développé par saint Augustin. L’utopie devient alors, pour reprendre l’expression théologique, une dynamique de « tension vers le Royaume », c’est-à-dire un mouvement perpétuel vers une perfection qui échappe à l’immanence du monde. Il s’agit, comme l’écrit Thomas More, « d’inciter les hommes à progresser sans jamais prétendre posséder la perfection ».

Utopies et mouvements révolutionnaires

Dans l’histoire politique, l’utopie a souvent joué le rôle de ferment révolutionnaire, ouvrant la voie à des bouleversements majeurs comme ceux de la Révolution française de 1789 ou de la Révolution russe de 1917. Le modèle idéal pensé par les philosophes devient alors à la fois un horizon mobilisateur et un moteur pour transformer la réalité sociale. Dès le XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau propose dans le Contrat social une vision neuve de la souveraineté populaire, affirmant : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » (Livre I, chap. 1). À travers ce paradoxe, Rousseau met en avant l’écart entre l’état actuel de la société et le projet d’une polis juste où s’exercerait la volonté générale, concept central dans son œuvre.

Plus tard, au XIXe siècle, Karl Marx et Friedrich Engels reprennent le flambeau utopique dans le Manifeste du parti communiste. Ils écrivent : « Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme » ; cette phrase manifeste la transformation de l’utopie en force matérielle dès lors qu’elle est saisie par des acteurs sociaux. Contrairement aux « socialistes utopistes » qu’il critique, Marx inscrit la pensée utopique dans un processus dialectique d’émancipation, où l’idéal doit se réaliser par la praxis révolutionnaire. Ainsi, la dictature du prolétariat devient l’étape nécessaire vers l’abolition des classes et l’avènement d’une société sans État, horizon explicitement utopique mais étayé par une visée scientifique de l’histoire.

Utopie politique vs religieuse

Il importe de souligner les liens entre utopies politiques et utopies religieuses. La pensée de saint Augustin dans la Cité de Dieu constitue un exemple célèbre : Augustin oppose la cité terrestre, imparfaite et corrompue, à la cité céleste, société parfaite et éternelle. Cette dualité a profondément marqué l’imaginaire politique occidental, où l’utopie fonctionne comme promesse d’eschatologie et prolongement séculier de l’idéal chrétien d’une « Jérusalem céleste ». Ainsi, chaque révolution s’inscrit, consciemment ou non, dans un héritage d’espérance et de projection vers un avenir meilleur, révélant la persistance du désir d’accomplissement et de transcendance au cœur des mouvements collectifs.

Critiques et limites de l’utopie dans la sphère politique

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La suspicion envers l’utopie : réalisme et totalitarismes

La pensée utopique suscite aussi une profonde suspicion, notamment sous l’angle du réalisme politique et des risques de dérives totalitaires. Philosophe libéral, Karl Popper dénonce dans La Société ouverte et ses ennemis la tendance des utopies à engendrer des systèmes fermés et autoritaires. Selon lui, l’utopie impose une vision figée du monde, où l’« homme nouveau » doit se conformer à un modèle unique, annihilant la pluralité et la liberté. Popper avertit que « le désir de bâtir la société parfaite, quand il s’affirme de façon dogmatique, conduit nécessairement à la tyrannie » (chapitre sur Platon).

Sous le régime stalinien (1924-1953), la quête utopique d’un monde sans classes s’est concrétisée par des mesures d’une violence extrême. La politique des plans quinquennaux visait à transformer la société soviétique en une économie collectiviste, mais cette ambition se traduisit par des purges massives — notamment lors des Grandes Purges de 1936-1938 — où des millions de personnes furent arrêtées, envoyées au goulag ou exécutées pour avoir supposément défié l’idéologie officielle.

Utopie et impossibilité : la pensée postmoderne

La pensée postmoderne s’inscrit dans une déconstruction radicale des grands récits et des utopies totalisantes qui ont dominé la pensée politique moderne. Michel Foucault introduit la notion d’hétérotopie pour désigner des espaces autres, réels mais séparés, qui fonctionnent comme des contre-espaces où se déploient des modes d’organisation alternatifs à la société dominante. Par exemple, les prisons, les jardins, ou les fêtes sont des lieux où s’exerce une forme d’utopie concrète qui ne prétend pas à l’universalité mais offre des expériences de rupture avec l’ordre établi.

De son côté, Jean-François Lyotard célèbre dans La Condition postmoderne la fin des grands récits, ces métanarrations totalisantes comme le progrès, la révolution ou le salut, qui prétendaient fournir une explication globale et normée du monde. Pour Lyotard, cette disparition conduit à une méfiance généralisée envers les modèles prescriptifs et les utopies universelles, favorisant à la place des micro-récits, locaux et fragmentaires, qui reconnaissent la diversité des expériences humaines. Ce scepticisme envers les utopies homogénéisantes marque un tournant crucial : la pensée politique contemporaine privilégie désormais la complexité, la multiplicité des points de vue et l’expérimentation pragmatique.

L’actualité de la pensée utopique : un renouveau politique ?

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La fonction régulatrice des utopies selon Ernst Bloch

La pensée d’Ernst Bloch redonne à l’utopie une dimension positive en soulignant sa fonction régulatrice et créatrice dans l’histoire humaine. Dans son ouvrage majeur, Le Principe Espérance, Bloch développe le concept d’« esprit de l’utopie », une force qui anime les sociétés à viser un avenir meilleur. Selon lui, l’utopie n’est pas une chimère irréalisable, mais une espérance active, tournée vers le « pas-encore » (« Noch-Nicht »), c’est-à-dire ce qui reste à accomplir collectivement. Bloch affirme : « Là où règne l’espoir, il y a transformation du monde. » Cette espérance devient ainsi un moteur de progrès, un horizon qui oriente les actions sans jamais s’incarner totalement dans le réel. L’utopie conserve alors une valeur prophétique et mobilisatrice, inspirant les luttes sociales et les réformes politiques tout en empêchant la résignation face à l’injustice.

Nouveaux espaces d’utopie : écologie, démocratie radicale, numérique

À l’ère contemporaine, l’utopie investit de nouveaux espaces qui échappent aux formes classiques du projet social global. Le champ de l’écologie incarne particulièrement cette dynamique : des mouvements tels qu’Extinction Rebellion luttent non seulement pour la préservation du climat, mais imaginent une autre relation à la nature et au politique, fondée sur la justice environnementale et la démocratie participative. De même, les ZAD (zones à défendre), comme à Notre-Dame-des-Landes en France, expérimentent des modes de vie collectifs, autogérés, en rupture avec la société de consommation et les logiques productivistes. Ces communautés cherchent à instituer ici et maintenant des alternatives concrètes, fonctionnant comme des « hétérotopies » foucaldiennes où s’invente une nouvelle expérience de la solidarité.

Enfin, le numérique s’affirme comme un vecteur privilégié d’utopies contemporaines. La technologie de la blockchain, par exemple, nourrit l’idée d’une société reposant sur la décentralisation, la transparence et la confiance partagée, sans autorité centrale. Certains projets envisagent même d’organiser la démocratie directe à grande échelle grâce à des plateformes en ligne sécurisées, rendant possible la consultation populaire permanente. Toutefois, ces utopies numériques soulèvent aussi des questions : inégalités d’accès, risques de contrôle algorithmique ou dérives technocratiques.

Ce qu’il faut retenir des utopies

En somme, l’utopie n’est ni un doux mirage à fuir, ni un programme politique tout prêt à appliquer du jour au lendemain. Elle oscille plutôt entre rêve et raison, horizon infini qui pousse à revisiter sans cesse notre manière de penser le politique. Si l’on voulait caricaturer, on pourrait dire que l’utopie, c’est un peu ce GPS détraqué : il ne vous indique pas toujours le chemin le plus rapide, mais il vous encourage à explorer des routes inattendues… parfois cahoteuses, mais toujours prometteuses. Alors, loin de songer à l’abandonner, cultivons cette capacité à imaginer l’impossible, car, comme disait l’ami Ernst Bloch, c’est « l’esprit de l’utopie » qui nous garde en marche. Et qui sait ? Peut-être qu’un jour, cette folle aventure collective nous fera enfin atterrir sur une planète politique mieux organisée.

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