La technique a toujours accompagné l’humanité : outils, machines, ordinateurs… Mais sommes-nous encore les maîtres de nos techniques, ou en devenons-nous les serviteurs ? Le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976), dans sa conférence La Question de la technique (1953), ne voit pas la technique comme un simple ensemble d’outils, mais comme une manière de révéler et de comprendre le monde. Pour lui, la technique moderne comporte un danger, car elle risque de réduire l’homme et la nature à de simples ressources à exploiter. Peut-on alors penser la technique autrement, pour qu’elle ne menace pas l’essence de l’homme ?
La technique : plus qu’un simple outil
La vision traditionnelle
On croit souvent que la technique est un moyen neutre, un ensemble d’instruments destinés à faciliter la vie (un marteau, un avion, une IA). Dans cette vision, la technique n’aurait pas de sens en elle-même : tout dépendrait de l’usage que l’homme en fait.
Heidegger : la technique comme mode de dévoilement
Pour Heidegger, la technique est une manière de dévoiler la réalité.
- Dans les techniques anciennes (artisanales), l’homme travaillait en harmonie avec la nature. Le potier, par exemple, fait apparaître la forme contenue dans l’argile.
- Dans la technique moderne, au contraire, la nature est mise en demeure, contrainte, transformée en « stock » (Bestand) : une forêt devient une « réserve de bois », une rivière une « énergie potentielle », et l’homme lui-même peut être vu comme une ressource.
Le danger de la technique moderne
Le « Gestell » : l’arraisonnement
Heidegger introduit le concept de Gestell (traduit par « arraisonnement ») pour désigner la manière dont la technique moderne cadre le monde.
- Tout est vu comme exploitable et mesurable, y compris l’homme (via les statistiques, la productivité, les données).
- Cette vision risque de réduire l’existence humaine à une logique d’efficacité et d’utilité.
👉🏻 Exemple concret
- L’agriculture traditionnelle respectait les rythmes naturels ; l’agriculture industrielle traite la nature comme un système à optimiser, parfois au détriment de la biodiversité.
- Les réseaux sociaux ne sont pas de simples outils : ils modèlent notre rapport au monde, transformant nos vies en données monétisables.
La technique est-elle mauvaise ?
Heidegger ne dit pas que la technique est « mauvaise » en soi. Le danger n’est pas la machine, mais l’oubli de l’être :
- Si nous voyons tout comme un « stock », nous perdons de vue le sens profond des choses.
- La technique risque de nous aliéner, en nous faisant oublier notre rapport authentique au monde, à la nature et aux autres.
La possibilité d’un salut
La liberté dans notre rapport à la technique
Heidegger affirme que ce n’est pas en rejetant la technique que nous trouverons la liberté, mais en changeant notre regard.
- Nous devons comprendre la technique comme une manière de dévoiler le monde, mais sans réduire la réalité à ce qu’elle peut produire ou exploiter.
- L’art, la poésie ou la contemplation de la nature sont des modes de dévoilement qui rappellent à l’homme qu’il est plus qu’un simple producteur.
Exemple : l’intelligence artificielle
L’IA n’est pas seulement un outil. Elle transforme notre rapport à la connaissance, au travail, voire à la création artistique. Le défi est de ne pas se laisser enfermer dans une logique d’optimisation, mais de garder une réflexion éthique et philosophique.
L’essence de l’homme en question
Pour Heidegger, l’homme n’est pas un « maître et possesseur » de la nature (contrairement à Descartes), mais un être qui doit habiter le monde avec respect.
- Si la technique devient un but en soi, l’homme risque de perdre son humanité, en oubliant ce qui donne sens à la vie : le temps, les relations, la contemplation.
Conclusion : un appel à la vigilance
La technique n’est pas condamnable, mais elle nous oblige à interroger notre rapport au monde. Heidegger nous invite à ne pas la subir comme une fatalité, mais à la penser, à l’accompagner d’une réflexion sur ce que nous voulons être. La vraie question est donc : voulons-nous être des « ressources » ou des êtres capables de sens ?