Notre époque est celle d’une technique omniprésente : tout autour de nous, des machines élaborées produisent et nous apportent à grande vitesse tout ce que dont nous pouvons désirer jouir, et notre maîtrise de la nature est telle qu’elle semble consacrer le triomphe de l’être humain et de sa science. Cette omniprésence est telle qu’elle peut faire paraître dérisoire le fait de s’interroger sur elle : l’abondance technique la fait paraître évidente et nous fait oublier les mutations historiques qui nous conduisirent à elle.
Remettre en question la technique, interroger son essence, c’est ce que propose Heidegger dans son article “La question de la technique”.
Technique et essence de la technique
La première distinction nécessaire à une remise en question de la technique est celle de la technique et de l’essence de la technique :
La technique n’est pas la même chose que l’essence de la technique. Quand nous recherchons l’essence de l’arbre, nous devons comprendre que ce qui régit tout arbre en tant qu’arbre n’est pas lui même un arbre qu’on puisse rencontrer parmi les autres arbres.
L’essence de la technique, ce n’est pas ce que la technique est, mais c’est avant tout ce qui préside à son déploiement, fait qu’elle est telle. Ainsi, l’essence de la technique, ce n’est pas ce qu’est la technique : ce n’est pas simplement la production de moyens en vue de fins ou une activité de l’homme (ce que Heidegger appelle la conception instrumentale de la technique). Cette définition masque complètement la rupture entre l’essence de la technique ancienne, qui régit l’utilisation du moulin, et celle de la technique moderne, qui régit celle de la centrale électrique. La conception instrumentale est exacte, mais elle ne nous dévoile pas le vrai ou l’essence de la technique. Elle ne fait que projeter des présupposés sur la technique, sans rechercher la vérité du phénomène.
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Causalité et production
Pour atteindre l’essence de la technique, Heidegger propose de se pencher sur ce qu’est le fait d’utiliser des moyens pour une fin. Il remonte ainsi à ce qui, dans la pensée occidentale, fonde la conception instrumentale, à savoir les quatre causes, que l’on trouve chez Aristote : cause motrice (ce qui suscite le changement), cause matérielle (la matière changée), cause formelle (la forme que prend la matière dans ce changement), cause finale (ce qui motive ce changement). Pour Heidegger, cette conception s’enracine dans la production. En sculpture, la cause motrice est ainsi le sculpteur, la cause matérielle le marbre, la cause formelle la forme que le sculpteur fait prendre au marbre, et la cause finale le but qu’il s’est assigné, par exemple exposer sa statue au public.
Vérité et production
Or, la production n’est rien d’autre qu’une présentation, qui fait passer “de l’état caché à l’état non caché” (produco signifie en latin : conduire en avant). La production est donc une forme de dévoilement, ce qui se dit, en grec : ἀλήθεια (alêtheia), et est aussi le mot pour “vérité”. Heidegger fait contraster cette conception de la vérité avec celle des langues modernes, qui ne la conçoivent plus comme dévoilement libre du phénomène mais comme exactitude, comme conformité du phénomène aux plans humains.
Vérité et technique
Si l’on résume : l’essence de la technique s’enracine dans une certaine conception de la causalité, qui est elle-même redevable d’une conception de la production comme dévoilement, comme vérité au sens ancien du terme. L’essence de la technique n’a donc pas rapport avec les moyens et les fins, mais avant tout avec la vérité.
En effet, en grec, τέχνη (technê) n’est pas la technique au sens moderne, mais avant tout un mode de dévoilement de l’être, un rapport à la vérité. Faire preuve de technê, c’est avant tout “s’y connaître”, avoir un tour de main : c’est un mode du savoir, au même titre que l’ἐπιστήμη (epistêmê), la science.
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L’essence de la technique moderne
La technique moderne ne relève plus d’un dévoilement libre de l’être. Le dévoilement qu’elle opère est plus actif : il s’agit, pour Heidegger, d’une provocation (Herausfordern) ou une réquisition,
par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée.
C’est la différence d’essence entre le moulin, qui reçoit l’eau du fleuve et tourne en fonction d’eux, et la centrale électrique, qui enferme le fleuve et le met en demeure de fournir une certaine quantité d’énergie. La nature est ainsi considérée comme un stock, une quantité à emmagasiner, livrer et mettre à profit. Le dévoilement qui a lieu est une interpellation (Stellen) : il s’agit de dévoiler le potentiel d’extraction de telle ou telle source d’énergie. La technique n’a plus à faire un objet (Gegenstand), contemplé et considéré par un sujet, mais à un fonds (Bestand), exploitable à loisir. La technique moderne se présente ainsi comme un dispositif (Gestell), un arraisonnement de la nature, qui la met en danger, et l’homme avec elle.
La place de l’homme
Car c’est bien l’homme qui procède à un tel arraisonnement. Mais il faut bien se garder de penser que la technique moderne correspond à un triomphe de l’homme sur la nature. En effet, l’homme de la technique moderne n’est à son tour qu’une pièce dans le grand arraisonnement généralisé. Il est lui-même un élément du stock ou du fonds, destiné à remplir sa fonction. De même que l’avion est commis à voler et assurer le fret des marchandises, l’ouvrier ou l’agriculteur sont commis à exploiter la terre ou à assurer le fonctionnement des machines, quitte à y perdre leur santé ou leur humanité : ils sont réduits à des ressources humaines. L’arraisonnement est plus précisément ce qui appelle l’homme à l’exploitation du réel.
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La Gestell
Dans la Gestell, l’arraisonnement, il faut aussi entendre, en allemand : darstellen, c’est-à-dire “mettre sous les yeux”, et herstellen, c’est-à-dire “fabriquer”, littéralement “mettre debout devant”. Ainsi, la Gestell comme interpellation générale du réel est bien liée à la production en général et au dévoilement de l’être.
Physique et arraisonnement
Dans ce nouveau dispositif, la science, et plus précisément la physique, a un rôle prééminent. La physique, depuis Galilée, se distingue en effet de la science antique, en ce qu’elle “provoque”, elle aussi, les phénomènes. Par là, il faut comprendre que la science n’est plus contemplation des phénomènes libres. Au contraire, elle les soumet au tribunal de la raison et des facultés humaines : c’est ainsi que le présente Kant lui-même dans la Critique de la raison pure.
Heidegger décrit ainsi le rapport entre la science et la technique :
La physique moderne n’est pas une physique expérimentale parce qu’elle applique à la nature des appareils pour l’interroger, mais inversement : c’est parce que la physique – et déjà comme pure théorie – met la nature en demeure de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces que l’expérimentation est commise à l’interroger, afin qu’on sache si et comment la nature ainsi mise en demeure répond à l’appel.
Autrement dit, la mutation de la physique comme interpellation des phénomènes a entraîné la mutation de ses moyens expérimentaux, et avec eux la technique entière. La mutation de la physique a ainsi entraîné celle de l’essence de la technique (sa manière dévoiler les phénomènes), avant celle de la technique elle-même.
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Danger et salut
La technique, on le voit, est, par son essence, un grand danger, à la fois pour la nature et pour l’homme. Elle fait de la nature un fonds à exploiter, et soumet l’homme à ce projet. Pourtant, comprendre l’essence de la technique, c’est déjà ouvrir une voie de liberté. En effet, comme on l’a vu, comprendre son essence, c’est revenir à la signification antique de la technique et de la vérité, et retourner à la forme authentique du dévoilement. L’arraisonnement, au contraire, est un dévoilement inauthentique, qui fait en réalité disparaître la chose présente, et fait oublier le mode authentique du dévoilement. En somme, l’arraisonnement coupe l’homme de la vérité. Cette ambivalence de la découverte de l’essence de la technique conduit Heidegger à citer le poète Hölderlin :
Mais, là où il y a danger, là aussi
Croît ce qui sauve.
Ce qui sauve
Pour éviter le danger, il est primordial de s’intéresser d’abord à l’essence de la technique, et non à la technique elle-même, qui conduit à la fascination pour les instruments, et à la soif illusoire de maîtrise de la nature.
Un autre aspect du salut est à rechercher dans le sens ancien de τέχνη, que les Grecs associaient à ποίησις (poiêsis), la fabrication, qui nous a donné le mot “poésie”, et renvoie à toute forme d’art en général. La technique n’a donc pas pour destin l’arraisonnement du réel : elle peut aussi être mise au service de l’art et de la beauté. En effet, elle est un dévoilement de l’être, au même titre que l’art, qui recueille et exprime le rapport que l’homme entretient avec l’être.