Hegel

Philosophie : La lutte à mort des consciences chez Hegel

À lire dans cet article :

Nous sommes des êtres conscients, présents à nous-mêmes, à notre propre pensée et à nos propres désirs. Mais cette conscience de soi peut-elle se penser en-dehors d’un Autre, d’un autrui qui l’authentifie ? Dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel montre ainsi que la conscience de soi, loin de se suffire à elle-même, requiert la reconnaissance d’une autre conscience de soi pour s’accomplir comme telle, ce qui ne peut se faire que dans un affrontement sans merci des consciences.

 

Dans ce nouvel article, nous nous intéresserons à la notion de conscience, au programme du baccalauréat de philosophie, au travers de l’exemple de la lutte à mort des conscience de Hegel. À tes notes !

 

Contexte

La Phénoménologie de l’Esprit est composée par Hegel comme une entrée dans le système de la science : elle se présente comme le parcours de la conscience philosophique, du savoir le plus pauvre et immédiat, celui de la certitude sensible, au savoir absolu, qui en récapitule toutes les étapes, et permet d’entrer dans la connaissance scientifique à proprement parler. Ce parcours n’est pas historique (il ne s’agit pas de décrire les différentes phases du développement de la conscience), mais dialectique : il repose sur le dépassement des contradictions qui se présentent à la conscience. Cela signifie aussi que la lutte à mort des consciences n’est pas un événement ou une période de l’histoire humaine, mais un moment de la conscience, que celle-ci est susceptible de connaître au niveau individuel.

Dans ce parcours, le chapitre « La vérité de la certitude de soi-même » est le quatrième : il correspond à l’examen de la conscience de soi. Celle-ci advient après un premier parcours sur la conscience d’objet en général : celle-ci porte d’abord sur l’objet sensible en général, mais l’impossibilité de parler de celui-ci sans tomber dans la contradiction la pousse au stade de la perception, qui est conscience d’une chose unifiée et nommable (une chaise, du sucre, etc.). Enfin, les apories liées à la perception conduisent la conscience à l’étape de l’entendement, qui est l’étude des forces (gravitation, force électrique, etc.), qui sont comme l’intériorité des choses. C’est en poussant jusqu’au bout l’étude de celle-ci que la conscience finit par s’apercevoir que ce qu’elle prenait pour l’intérieur des choses était en réalité elle-même : c’est ainsi qu’elle entre dans la conscience de soi.

Or, la conscience, si elle s’est réunifiée dans la conscience de soi, a toujours besoin d’un objet dont elle est conscience. Cet objet est d’abord pris comme objet désiré, c’est-à-dire subordonné à la conscience de soi, et destiné à être consommé et anéanti. La conscience de soi est alors conscience vivante, qui mange pour survivre, et se reproduit pour prolonger la vie. Dans le désir, la conscience de soi fait la rencontre de l’Autre comme corps voué à la reproduction. Mais cette rencontre n’est pas satisfaisante, car la conscience de soi n’est encore que certitude subjective : elle se sait conscience de soi, mais, dans la reproduction sexuée, elle ne se sent pas reconnue comme telle, mais seulement comme corps vivant, comme corps pour autrui. C’est de cette insatisfaction que surgit le moment de la lutte des consciences.

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La lutte à mort des consciences

Pourquoi cette lutte est-elle à mort ? Pourquoi le moment de la reconnaissance des consciences de soi n’est-il pas celui d’une reconnaissance réciproque, apaisée ? C’est que la reconnaissance de la conscience de soi comme telle, comme certitude intérieure, ne peut se faire que dans la négation de mon être-là, c’est-à-dire de mon corps vivant. Pour être reconnu comme conscience de soi, il faut donc que je risque ma vie, que je montre que je ne me réduis pas à un corps vivant, mais que je suis aussi une intériorité libre, et que je suis prêt à tout pour être reconnu comme telle. C’est ce qu’exprime Hegel en ces mots :

Se présenter soi-même comme pure abstraction de la conscience de soi consiste à se montrer, comme pure négation de sa manière d’être objective, ou consiste à montrer qu’on n’est attaché à aucun être-là déterminé […], qu’on n’est pas attaché à la vie.

Cette opération, qui consiste à risquer sa propre vie pour montrer que l’on ne se réduit pas à cela, équivaut à risquer la vie de l’autre : il s’agit de mettre autrui en situation de me tuer. En effet, si je risque ma propre vie sans l’intervention d’autrui, autrui n’a aucune raison de me reconnaître. Il faut que je le pousse à me reconnaître, et, pour cela, il faut que je mette en danger sa vie. En outre, autrui est lui aussi une conscience de soi qui cherche à être reconnue, ce pourquoi la lutte pour la reconnaissance consiste à la fois à engager sa propre vie et celle d’autrui.

Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent elles-mêmes et l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort.

C’est cette lutte des consciences de soi, subjectives, via leur corps vivant, objectif, qui seule permet de passer de la certitude de soi, subjective et intérieure, à la vérité, objective et reconnue dans le monde. À cela correspond la distinction que fait Hegel entre l’être en soi et l’être pour soi. Le premier est, ici, l’être immédiat, objectif, vrai, celui de la vie et du corps, tandis que le second est l’être médiatisé par la lutte, subjectif, certain de soi, celui de l’intériorité. Il s’agit donc, dans la lutte, d’élever l’être en soi du corps vivant à l’être pour soi de la conscience de soi reconnue par autrui.

 

Le dénouement de la lutte

Deux issues sont possibles à la lutte : la mort d’un ou deux des adversaires, et la soumission d’un des adversaires à l’autre. La première issue est une aporie, une résolution de la contradiction de la lutte par une négation abstraite. En effet :

Cette preuve avérant par la mort supprime aussi bien la vérité qui devait en procéder que, du même coup, également la certitude de soi-même en général.

Il faut comprendre que la conscience de soi repose sur la vie ; par conséquent, si un des deux adversaires meurt, l’autre a certes vaincu, mais sa certitude de soi n’accède pas à la vérité objective, puisqu’autrui n’est pas là pour la reconnaître. On en reste ainsi à l’étape de la certitude de soi, sans le dépassement que devait apporter la lutte à mort.

La seule issue féconde à la lutte est donc celle de la soumission d’un deux adversaires à l’autre. C’est la seule qui accomplit le type de dépassement de la contradiction que Hegel déploie tout au long de la Phénoménologie, et qui est nommé en allemand Aufhebung, ce que l’on traduit en général par suppression. Ce dépassement doit se comprendre à la fois comme une négation des contradictoires et une conservation de ceux-ci. Ainsi, dans la soumission d’une conscience à une autre, à la fois les contradictoires sont niés dans une situation nouvelle qui les dépasse, où une des deux consciences obtient la reconnaissance de l’autre conscience, et à la fois les deux contradictoires sont conservés, puisque chacune des deux consciences reste vivante.

Toutefois, ce dénouement ne marque pas la fin du processus de reconnaissance, puisqu’elle débouche sur la célèbre dialectique du maître et de l’esclave.

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La soumission d’une conscience par l’autre

Dans la lutte à mort des consciences, une asymétrie a surgi : une des deux consciences s’est soumise à l’autre. Quelle est la raison de cette asymétrie ? La lutte aurait pu durer indéfiniment, mais il y a un moment où elle doit se résoudre. Ce moment, c’est celui où l’une des deux consciences contemple la possibilité de sa propre mort, et renonce à poursuivre la lutte. Elle devient esclave, et l’autre devient le maître : désormais, l’esclave travaille pour le maître. En des termes hégéliens :

L’une est la conscience subsistante-par-soi, pour laquelle l’être-pour-soi est l’essence, l’autre est la conscience non subsistante par-soi, pour laquelle c’est la vie ou l’être-pour-un-Autre qui est l’essence ; cette conscience-là est le maître, cette conscience-ci est l’esclave.

Le maître, en effet, est parvenu à l’être-pour-soi, c’est-à-dire que son statut de conscience de soi est médiatisé par la reconnaissance de l’esclave. L’esclave est resté, lui, au niveau de l’être-en-soi, il est simplement vivant, et dépend du maître : il est à sa merci.

 

Les raisons de la soumission

Dans cette lutte, si l’esclave a cédé, c’est parce qu’il a préféré vivre que de mourir ; de ce point de vue, il semble que ce soit le maître qui soit ressorti vainqueur à la fois de la lutte et du processus dialectique : seul, il s’est élevé à l’être-pour-soi. Mais, en réalité, le rapport est inverse : si l’esclave a préféré céder, c’est qu’il a vu la mort telle qu’elle est, comme négation absolue et définitive.

Cette conscience, en effet, n’a pas éprouvé de l’angoisse au sujet de ceci ou cela, ni à cet instant-ci ou à cet instant-là, mais au sujet de son essence en sa totalité, car elle a ressenti la peur de la mort, du maître absolu.

C’est ce que le maître n’a pas vu, et c’est ce qui fera sa perte : il a été téméraire, inconscient face à la mort, il ne l’a pas saisie dans sa réalité.

 

Mort et travail

L’esclave a donc eu raison de céder : il a reconnu la mort comme négation absolue de la vie, et a donc saisi la conscience de soi (qui, dans la lutte, est négation de sa propre vie) comme essentiellement négative. L’esclave est le seul à avoir vu la mort comme essence de la conscience, et recule devant la mort, ce qui est un dépassement à la fois de la vie et de la mort : l’esclave se maintient dans la vie, et en même temps saisit la mort. Cette incorporation de la mort dans la vie n’est rien d’autre que le travail : celui-ci consiste, d’une part, à supprimer sa propre nature vivante tout en la maintenant (c’est-à-dire que le travail modifie le travailleur), et à supprimer l’objet face à soi, tout en le maintenant (c’est-à-dire que le travail modifie l’objet travaillé). Hegel y parvient ainsi :

Le serviteur […] se rapporte à la chose aussi négativement et il la supprime, mais elle est en même temps subsistante-par-soi pour lui, et c’est pourquoi il ne peut, par la négation qu’il en opère, en venir à bout jusqu’à l’anéantir [:] il ne fait que la travailler.

C’est donc l’esclave qui ressort vainqueur du processus dialectique : il est le seul à atteindre la vérité de la conscience de soi, qui passe avant tout par la reconnaissance de la mort. Cette vérité s’accomplit dans le travail, qui est objectivation du négatif que la conscience porte en elle.

 

La domination, servitude de la servitude

Le maître, pour sa part, n’obtient que l’apparence de la victoire. Certes, il est reconnu par la conscience de soi qu’est l’esclave, et, en cela, sa certitude devient vérité. Mais cette vérité est bancale, car le maître ne reconnaît pas lui-même l’esclave comme conscience de soi. Cela signifie que, de son point de vue, il n’est pas reconnu par une autre conscience de soi, ce qui était l’objectif, mais qu’il est reconnu par un simple être-là vivant. Autrement dit, il a échoué dans son désir de reconnaissance.

Certes, pour le maître, la chose est l’objet, non d’un travail éreintant, mais d’une jouissance, car il « a intercalé l’esclave entre la chose et lui-même, [il] ne s’enchaîne par là qu’avec la non-subsistance-par-soi de la chose ». C’est l’esclave qui travaille, et cède au maître les fruits de la chose travaillée. Mais justement, le maître ne fait que jouir, sa conscience de soi ne s’objective pas dans la nature comme celle de l’esclave, et la vérité de sa conscience de soi est d’autant plus tronquée : en étant simple sujet de jouissance, le maître repasse dans la simple conscience de soi qui n’objective pas sa spiritualité dans la matière.

En outre, il devient esclave de l’esclave lui-même :

[Le maître] n’est pas certain de l’être-pour-soi comme de la vérité, mais sa vérité est, bien plutôt, la conscience inessentielle et le faire inessentiel de celle-ci.

Cela signifie que le maître, qui était devenu le pôle de l’essence, dont dépendait l’esclave, devient le pôle de l’inessentiel, qui dépend de l’esclave. L’esclave est en effet le seul à travailler, et le maître dépend de lui pour sa jouissance. Sa domination n’est rien d’autre qu’une servitude de la servitude, une soumission à celui qui a été soumis.

Le maître, en se réservant la jouissance, a cru qu’il pouvait être pure conscience de soi, c’est-à-dire conscience sans objet, sans rien qui subsiste-par-soi en-dehors d’elle. Au contraire, toute conscience est toujours rapport à un objet, de sorte que seul l’esclave est une conscience de soi parvenue à la vérité, puisqu’il a saisi la mort, négation absolue, comme son essence, et qu’il incorpore cette négation dans la nature par le travail, ce qui spiritualise la nature et objective sa conscience de soi.

 

Conclusion de la dialectique

Ainsi, loin de se solder par une victoire du maître, qui était sorti vainqueur de la lutte à mort des consciences, la dialectique du maître et de l’esclave a présenté l’esclave comme seul capable d’atteindre la vérité authentique de l’être-pour-soi : seul, il a saisi la mort dans sa réalité, et est capable d’utiliser cette puissance de négativité pour travailler la nature et la transformer à son image.

 

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