Classes brouillées, électeurs perdus : l’agonie du vote politique

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Dans cet article, nous faisons le point avec toi sur le vote politique. Alors, acte individuel ou social ?

À première vue, voter relève d’une évidence : un bulletin, une urne, puis la vie reprend son cours. Cette banalité rassure, car le geste repose sur trois ressorts qui rendent toute remise en cause difficile :

  • D’abord, son ancrage historique : depuis l’Antiquité, le choix collectif par le vote paraît aller de soi, et l’ancienneté transforme l’usage en « loi » sociale
  • Ensuite, sa régularité : élections locales ou nationales se succèdent, rythment nos calendriers et banalisent l’acte
  • Enfin, son statut démocratique : l’élection incarne la souveraineté populaire; contester l’institution, c’est risquer de passer pour « anti‑démocrate »

Pourtant, sous cette façade familière subsiste une part de mystère : le vocabulaire électoral — votum (vœu), suffragium (intercession), scrutinium (examen) — rappelle des origines religieuses longtemps occultées. Ainsi, le vote combine routine profane et rémanence sacrée.

Le vote, un acte à la fois politique et social

Le vote : un geste banal mais chargé de sens

Le jour du scrutin, chaque électeur franchit plusieurs « stations » : vérification d’identité, isoloir, dépôt du bulletin, signature. Rien de spectaculaire ; tout semble pensé pour l’efficacité. Pourtant, comme l’a montré l’ethnologue A. Bon, cette succession réglée rapproche le vote d’un rite. Elle met brièvement en contact deux sphères : l’ordinaire (aller voter entre deux courses) et l’extraordinaire (désigner ceux qui dirigeront la cité). Chaque citoyen, d’ordinaire simple administré, se voit investi, l’espace d’un instant, d’un pouvoir souverain.

Durkheim expliquait qu’un rite exige que le profane « devienne sacré à quelque degré ». Dans l’isoloir, l’électeur accède symboliquement à ce statut ; il tranche, alors que d’habitude il subit. Pareil au carnaval décrit par Le Roy Ladurie, ce moment inverse fugitivement la hiérarchie : les gouvernants dépendent d’un geste anonyme. Certains y trouvent un « frisson » discret de revanche, comme l’a suggéré Braud : humbles et puissants échangent leurs rôles, puis les positions sociales se referment. Ainsi, sous sa simplicité apparente, le vote garde un fond de mise en scène sacrée, révélant déjà combien l’acte relève à la fois de la décision individuelle et de l’inscription sociale.

Le vote comme expression de convictions

Voter, ce n’est pas seulement exprimer une opinion ou affirmer une appartenance : c’est aussi choisir quelqu’un. Or, choisir quelqu’un, c’est forcément mettre à part, distinguer, considérer comme digne de représenter. Le simple fait de parler d’« élection » renvoie à une histoire sociale du choix : le verbe élire a la même racine latine (eligere) que élite, sélection, élu. Tous ces termes suggèrent une opération de tri, d’élévation, de mise à distance.

Dès lors, l’élection démocratique moderne, bien qu’ouverte à tous en droit, fonctionne en réalité selon une logique aristocratique : on désigne les « meilleurs », ou du moins ceux que l’on perçoit comme tels, pour gouverner les autres. C’est ce que le révolutionnaire Mirabeau appelait déjà une « aristocratie élective ».

Mais que signifie être « le meilleur » pour être élu ? Contrairement aux systèmes de noblesse héréditaire, les critères d’éligibilité dans une démocratie ne sont pas figés. Il peut s’agir de richesse, de niveau d’éducation, de profession, d’origine sociale ou géographique, voire de valeurs morales perçues comme positives (compétence, honnêteté, éloquence, simplicité, etc.).


Ces qualités ne sont pas simplement données : elles sont construites socialement, valorisées politiquement, et font souvent l’objet de luttes symboliques. Par exemple, pendant longtemps, être « ouvrier », « femme » ou « noir » était perçu comme un handicap électoral. Mais à force de combats politiques et culturels, ces identités ont parfois été retournées en atouts : on pense au slogan « La France présidente » de Ségolène Royal en 2007, ou encore à la campagne de Barack Obama, qui a su neutraliser la question raciale pour incarner un idéal d’unité.

Le vote comme choix de représentants

Comme l’explique Daniel Gaxie dans Le Cens caché (1978), la politique intéresse avant tout les groupes sociaux les plus élevés, et plus précisément les différentes fractions des classes supérieures. Mais même parmi ces élites, on observe des clivages sensibles entre la gauche et la droite, qui reflètent des oppositions de classe, de statut ou de capital (économique, culturel, social…).

En réalité, la politique oppose surtout deux pôles des classes dominantes : le pôle intellectuel (enseignants, chercheurs, professions culturelles…) et le pôle économique (chefs d’entreprise, cadres du privé, financiers…). Les premiers sont riches en capital culturel mais pauvres en capital économique, ce qui leur donne une position dominante sur le plan intellectuel, mais dominée économiquement. Ce sont eux qui, en l’absence de représentants issus des classes populaires, expriment le plus souvent la contestation sociale.

En France, cette opposition est renforcée par une autre particularité : l’existence d’une nouvelle élite issue des Grandes Écoles (ENA, Sciences Po, X, HEC, etc.), souvent surnommée la « noblesse d’État » [Bourdieu, 1989]. Ces diplômés accèdent directement à des postes prestigieux (Inspection des finances, Conseil d’État, cabinets ministériels…) et peuvent ainsi accéder à la politique sans passer par les voies locales ou partisanes traditionnelles. Depuis le début de la Ve République, cette élite occupe environ 5 à 10 % des sièges à l’Assemblée nationale, quel que soit le parti.

De la représentation à la reproduction : la fermeture du champ politique

Un autre groupe pèse de plus en plus lourd : les « professionnels de la politique », c’est-à-dire ceux qui n’ont jamais exercé un autre métier que celui lié à la politique (assistants parlementaires, permanents de partis, membres de cabinets…). En 2007, ils représentent environ 40 députés, soit un chiffre comparable à celui des hauts fonctionnaires.

Le parcours social et professionnel d’un élu influe souvent sur ses sensibilités : les expériences vécues dans l’enfance ou dans un métier donné façonnent la perception des problèmes sociaux et les priorités politiques (ex. : défense des services publics, rejet des impôts, etc.). Mais plus l’écart entre les élus et ceux qu’ils représentent est grand, plus il est difficile de maintenir une forme d’« homologie » entre leurs intérêts et ceux de leurs électeurs. Le désengagement croissant des classes populaires envers les partis de gauche peut ainsi s’expliquer par la disparition d’élus issus de ces milieux, qui en comprenaient autrefois les réalités concrètes.

Dans un champ politique de plus en plus occupé par des professionnels, l’habitus politique secondaire (lié aux règles du jeu politique) prend le dessus sur l’habitus primaire (lié aux origines sociales). La défense des intérêts sociaux passe souvent après les calculs stratégiques visant à conserver ou gagner des positions. Le cumul des mandats — très courant en France malgré les lois censées le limiter — renforce cette logique. En 2007, seuls 9 % des députés ne détenaient qu’un seul mandat. Ce cumul permet de neutraliser des rivaux, d’accroître ses revenus, et surtout d’assurer une présence continue dans le jeu politique, même en cas d’échec ponctuel à une élection.

Au final, sauf bouleversement majeur (comme la Libération), le champ politique tend à se refermer sur lui-même. Il devient un monde à part, avec ses propres règles, de plus en plus déconnecté des luttes sociales qu’il devrait pourtant représenter. Les citoyens ordinaires, qui ne maîtrisent pas les codes et les enjeux complexes de la politique, finissent par s’en désintéresser, s’abstenir, ou voter pour des partis qui se présentent comme « hors système ».

Comment expliquer le vote ?

Le vote, reflet d’une appartenance sociale

Le vote est souvent le résultat de loyautés sociales et familiales. Il s’inscrit dans des groupes d’appartenance, comme les associations syndicales, religieuses, mais surtout la famille. Ce cadre garantit un vote stable et conforme lorsque le groupe est politiquement homogène. Par exemple, dans 90 % des cas, parents et jeunes électeurs vivant ensemble partagent les mêmes choix politiques.

Cette transmission intergénérationnelle des valeurs est renforcée lorsque la position sociale est similaire à celle des parents. À l’inverse, une mobilité sociale ascendante peut provoquer des changements, comme un passage du camp démocrate au camp républicain. Lorsque les groupes primaires sont politiquement divisés, les discussions sur la politique se font rares. Les électeurs sont alors plus isolés et plus susceptibles d’hésiter, de changer de choix ou de s’abstenir. Dans ces cas, le contexte local peut influencer fortement le vote.

Pour certains, voter est aussi un signe d’appartenance affective au groupe. Un jeune électeur confie : « J’ai fini par voter démocrate, comme mon grand-père, pour ne pas me brouiller avec lui. » Cette diversité des rapports au vote explique la remarque célèbre : « People all vote in the same election, but they are not voting on the same election. » Cela signifie que, même si tous votent dans la même élection, leurs motivations diffèrent selon leurs milieux sociaux et expériences personnelles.

Le vote selon la théorie du choix rationnel

« Et pourtant, ils votent ! » Ce paradoxe illustre bien le comportement des électeurs qui, rationnellement, devraient s’abstenir, puisque le coût de leur participation dépasse largement les bénéfices attendus. Ce questionnement a été posé par A. Downs qui a reformulé le problème en ces termes : « Why do voters vote ? »

Selon ce modèle, il serait logique que tous les individus s’abstiennent, à moins d’être irrationnels, ce qui contredirait l’hypothèse même de rationalité. Pourtant, ce n’est pas ce que l’on observe. De plus, les abstentionnistes les plus réguliers sont souvent ceux qui disposent du moins de capital économique, culturel ou social. Or, ce sont précisément eux qui auraient le plus de mal à effectuer les calculs complexes d’optimisation que requiert ce modèle.

Dans un système bipartite avec information gratuite, la théorie suppose que l’électeur rationnel compare les gains attendus du gouvernement en place avec ceux potentiels de l’opposition. Ce calcul rétroactif est ensuite complété par une évaluation des programmes des candidats. Mais ce processus nécessite beaucoup d’informations et d’efforts cognitifs. L’électeur rationnel décide donc de s’informer uniquement si le bénéfice marginal de l’information dépasse son coût. Ce qui conduit à un paradoxe souligné par Jon Elster : l’électeur doit estimer la valeur d’une information qu’il ne possède pas encore pour décider s’il doit la rechercher.

Face à ces difficultés, la théorie du choix rationnel propose une formule simple : « L’électeur vote pour X parce qu’il a intérêt à le faire. » Cette phrase, volontairement large, englobe diverses motivations : affirmer une loyauté à son groupe d’appartenance, réaffirmer une identité partisane, sanctionner une mauvaise gestion économique, satisfaire une relation personnelle, voire pour des raisons plus personnelles ou affectives.

Ainsi, même si les électeurs effectuent des formes de calculs, ceux-ci ne correspondent pas toujours à la rationalité économique stricte. La théorie des choix rationnels repose sur une conception très limitée de la rationalité, dite « zweck-rational » (rationnalité en fonction d’un but strictement économique).

Or, comme l’a montré Max Weber, l’action humaine peut aussi être guidée par d’autres types de rationalité : par des valeurs, par des traditions, ou par des émotions. Ces dimensions expliquent pourquoi le vote dépasse souvent un simple calcul coût/bénéfice.

Deux controverses politiques actuelles

Les électeurs sont-ils compétents ?

La question de la compétence des électeurs — c’est-à-dire leur capacité à comprendre les enjeux politiques, à choisir de manière éclairée et à exercer un vote rationnel — est un sujet central en sciences politiques. Cette compétence est souvent mise en doute, notamment à travers les notions de désinformation, de faible culture politique ou d’influence des émotions et des biais cognitifs.

Par exemple, une enquête menée par le Pew Research Center en 2022 aux États-Unis a montré que seulement 43% des électeurs se sentent bien informés sur les propositions des candidats aux élections présidentielles. De même, en France, selon une étude de l’Institut Montaigne en 2023, un tiers des citoyens a des difficultés à expliquer le rôle du Parlement et le fonctionnement des institutions européennes. Ces chiffres suggèrent une compétence politique parfois limitée, ce qui alimente les débats sur la qualité de la démocratie représentative.

Si les électeurs ne sont pas toujours pleinement compétents au sens strict, cela ne signifie pas qu’ils votent « mal » ou « au hasard ». Leur vote est aussi un acte social, émotionnel, identitaire. La démocratie contemporaine doit donc chercher à améliorer l’éducation civique, l’accès à une information fiable, et la transparence des débats publics pour renforcer cette compétence, condition essentielle d’un système démocratique sain.

Le vote de classe a-t-il disparu ?

👉🏻 Le désalignement de classe et la thèse de l’embourgeoisement

Dès la fin des années 1960, la thèse du désalignement de classe explique la baisse du vote selon les classes sociales par l’embourgeoisement progressif des ouvriers. Devenus propriétaires et consommateurs, ils adopteraient des valeurs individualistes proches de la classe moyenne. Cette vision optimiste est mise à mal par la crise économique, qui révèle que les inégalités persistent et que les votes restent différenciés socialement.

👉🏻 La révolution des valeurs postmatérialistes

Une autre hypothèse, celle d’Inglehart (1977), met en avant un changement de valeurs : les préoccupations classiques matérielles (emploi, pouvoir d’achat) cèdent le pas à des valeurs postmatérialistes (environnement, qualité de vie, libertés). Ces valeurs seraient portées par les couches éduquées et les jeunes générations. Mais cette théorie, un peu ethnocentrique, ne rend pas compte de tous les cas : par exemple, les jeunes peuvent aussi revenir à des valeurs plus matérialistes.

👉🏻 La montée de clivages culturels parallèles

À côté du clivage économique traditionnel, un clivage culturel (libéralisme versus autoritarisme) s’est fait jour, portant sur des questions comme l’immigration, la peine de mort, ou l’environnement. L’indice d’Alford, qui mesure le vote de classe, masque ce double mouvement : une partie des ouvriers penche vers l’extrême droite autoritaire, tandis que des classes plus diplômées soutiennent des partis de gauche progressistes ou de nouveaux mouvements politiques.

👉🏻 L’essor des partis d’extrême droite et la montée des clivages ethnicisés

Les succès des partis d’extrême droite en Europe s’expliquent en partie par leur capacité à capter des électeurs issus des classes populaires, en délaissant les anciens clivages sociaux pour se concentrer sur des enjeux identitaires et culturels (immigration, islam, identité nationale). Ce déplacement politique transforme les débats autour de questions ethnicisantes, créant une opposition entre « nous » (les nationaux) et « eux » (les étrangers).

👉🏻 La dévalorisation des thèmes liés à la classe sociale

Parallèlement, les thèmes et le vocabulaire liés aux groupes sociaux, notamment aux « travailleurs », sont délaissés dans le débat politique. Cela intervient dans un contexte où la fierté liée au travail s’affaiblit, notamment à cause de la précarisation de l’emploi. Cette situation favorise l’expression de sentiments xénophobes, qui prennent leur source dans une identité territoriale ou « natale » comme dernier refuge identitaire. Ce phénomène d’« ethnicisation » des clivages sociaux, encouragé par certains discours politiques, masque souvent des préoccupations socio-économiques plus classiques (emploi, chômage, concurrence sur le marché du travail), mais exprimées sous un prisme identitaire.

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