Auteur d’une philosophie protéiforme, mais aussi du premier embouteillage qu’ait connu Broadway, Henri Bergson (1859-1941) est connu pour sa pensée vitaliste, organisée autour des concepts de durée et d’intuition. Cet article vise à donner quelques repères sur sa philosophie, en parcourant ses œuvres principales.
L’Essai sur les donnés immédiates de la conscience, Bergson
Dans l’Essai, Bergson conteste que l’on puisse associer les sensations à des quantités mesurables. Il condamne ainsi toute psychologie qui traiterait l’esprit humain comme un ensemble de données quantitatives. Contre cela, Bergson fait valoir que la conscience se comprend avant tout comme durée. Il distingue la durée du temps tel que la science le conçoit habituellement, comme une ligne divisible en segments et sur laquelle il serait possible de localiser des points identiques. Autrement dit, le temps de la science est un temps spatialisé, rendu quantitatif. Au contraire, la durée est qualitative, et il n’est pas possible d’y isoler des points identiques, car elle est un flux continu et toujours différencié. La durée dont nous faisons l’expérience rassemble le passé sans le traiter comme un ensemble de points juxtaposés, mais en le prolongeant sans rupture dans le présent, et depuis le présent vers l’avenir. C’est cette conception de la durée qui autorise à penser une nouvelle forme de liberté : pour Bergson, plus nous condensons l’ensemble de notre passé dans la décision d’un acte présent, et plus nous sommes libres. À l’inverse, les actes quotidiens et répétitifs ne sont guère libres, car ils n’engagent pas l’ensemble de notre passé individuel.
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Matière et mémoire, Bergson
Cerveau et perception
Dans cet ouvrage, Bergson poursuit sa réflexion psychologique en y donnant une inflexion métaphysique. Il s’agit, à partir d’une étude de la perception et de la mémoire, de mettre au jour une certaine structure de la réalité, et notamment le rapport entre le corps et l’esprit. Bergson y montre que le cerveau n’est pas le siège de la mémoire, car l’étude des maladies psychologiques telles que l’aphasie montre au contraire qu’il est ce qui sélectionne dans notre passé ce qui est utile à l’action présente. Le cerveau, loin d’être le siège des souvenirs, est donc plutôt ce qui les trie. Il en va de même pour la perception, qui, si elle était pure, serait purement quantitative : elle est ce qui “dispose de l’espace dans la mesure où l’action dispose du temps”. D’un point de vue métaphysique, la perception est même ce qui sépare les êtres en sujets et en objets : s’il n’y avait pas de perception, il n’y aurait pas de séparation entre les êtres, il n’y aurait pas d’individus mais un continuum ininterrompu.
Perception et mémoire
Mais nous n’avons pas de perception pure : notre expérience se déploie quelque part entre la perception pure, qui s’intéresse à l’action seule, et la mémoire pure, qui serait la parfaite coïncidence avec notre propre passé, en-dehors de toute action projetée, dans un mouvement pur de qualités compénétrées. La perception, au contraire, immobilise le réel de façon à avoir une prise sur lui. La mémoire peut elle-même se rapprocher de la perception : la mémoire-habitude, ainsi, rejoue le passé dans des actes quotidiens routiniers, ou le fige comme lorsque l’on apprend mécaniquement un poème par cœur. Seule la mémoire pure, ou mémoire-souvenir, préserve le passé comme passé et comprend une dimension qualitative. Le corps et l’âme doivent être distingués de la même manière : sur le continuum qui va de la mémoire pure à la perception pure, l’âme est du côté de la mémoire, et le corps du côté de la perception. Il n’y a donc pas union ou séparation entre l’âme et le corps, mais dégradé ou nuancier de l’un à l’autre.
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L’Évolution créatrice, Bergson
L’élan vital
Cet ouvrage prolonge le précédent en l’élargissant à la question de la vie en général et de son évolution. La vie ne peut pas être simplement conçue à la manières des finalistes, qui pensent que la vie se donne des buts et les poursuit en évoluant en de nouvelles formes, ou des mécanistes, qui pensent que l’évolution des formes vivantes est entièrement donnée dans les causes efficientes que constitue leur environnement. Pour Bergson, ces deux conceptions font l’erreur de considérer que tout est donné d’avance, et que la vie ne fait que suivre un chemin déjà tracé. En cela, elles font l’économie de la durée, c’est-à-dire du temps réel dont le développement ne peut se comprendre que comme jaillissement continu de nouveauté. Dès lors, l’évolution des êtres vivants doit plutôt se comprendre comme élan vital, c’est-à-dire comme poussée originaire dans des directions à l’origine complémentaires, et qui se séparèrent en des formes indépendantes à mesure que l’évolution se poursuivait. Cet élan est créateur et tâtonnant : en cela, il se distingue à la fois du finalisme et du mécanisme.
Intelligence et intuition
Il invente aussi des formes de plus en plus complexes, jusqu’à l’homme, qui est le sommet de la branche de la vie spécialisée dans l’intelligence (en cela, l’homme n’est qu’un sommet parmi d’autres ; les fourmis, par exemple, sont un sommet de la branche spécialisée dans l’instinct). Chez l’homme, l’intelligence s’accompagne de conscience. Cependant, l’homme n’est pas dénué d’instinct, c’est-à-dire d’une faculté de sympathie avec son environnement. Il dispose en effet d’une faculté d’intuition : là où l’intelligence découpe et fige en vue de l’action (elle est en cela une faculté spatiale, géométrique), l’intuition rassemble et unit dans un même mouvement continu. L’intuition est la faculté nécessaire à l’art et à la philosophie, qui reposent sur cette même sympathie à l’égard de ce qu’il y a de mouvant et de toujours nouveau dans le réel.
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Les Deux sources de la morale et de la religion, Bergson
Les deux sources de la morale
Le dernier élargissement que propose Bergson porte sur la morale. Chez l’homme, l’intelligence est compensée par la sédimentation d’habitudes de comportement en société : elle est un substitut à l’instinct des animaux sociaux. Ces habitudes constituent la morale close, ensemble d’obligations intériorisées qui favorisent la vie en commun, mais coupent aussi les sociétés les unes des autres et favorisent le conflit entre elles. Cette première source n’explique pas ce que la morale peut avoir d’exaltant ou d’inspirant, car la morale close n’est qu’une pression, souvent inconsciente, sur l’individu. Une seconde source l’explique : c’est l’appel des héros et des saints, qui nous donnent l’intuition d’une humanité une et unie, au-delà de toute société close. C’est l’inspiration d’un Socrate ou d’un Jésus, qui produit une morale ouverte, où chaque homme est un frère. Cet appel est à rapprocher de l’élan vital, car la morale ouverte procède de la source même de la vie, de son élan créateur et généreux, où toutes les formes de vie sont unies en un seul courant. C’est une forme d’intuition qui parviendrait à cette régression, de sorte que l’inspiration se prolongerait ensuite en action, de façon à bâtir un monde meilleur, où la morale ouverte l’emporterait progressivement sur la morale close.
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Les deux sources de la religion
La religion statique
À ces deux sources de la morale correspondent deux sources de la religion. La première est aussi une compensation de l’intelligence, qui, en divisant et en figeant en vue de l’action, met l’individu face à la possibilité de l’échec de ses actions, et, à terme, face à sa propre mortalité. En déployant des séries téléologiques complexes, l’homme intelligent perd la certitude confiante de l’animal. L’intelligence risque ainsi de le décourager et, à terme, de compromettre son élan vital. Les premières représentations religieuses relèvent ainsi d’une fonction fabulatrice dérivée de l’élan vital et qui, par ses fictions, encourage l’homme à poursuivre ses projets et buts :
Toutes les représentations religieuses qui sortent ici directement d[e la poussée vitale] pourraient donc se définir de la même manière : ce sont des réactions défensives de la nature contre la représentation, par l’intelligence, d’une marge décourageante d’imprévu entre l’initiative prise et l’effet souhaité.
De là, la religion statique peut se développer comme un ensemble de représentations extra-mécaniques voire surnaturelles, qui retirent toute part de hasard dans notre intelligence du monde, et attribue tout événement fortuit à une intention, à une “présence efficace”, jusqu’aux dieux des religions les plus tardives.
La religion dynamique
La seconde source de la religion est là encore un retour et une coïncidence partielle avec l’élan vital, voire avec l’auteur de cet élan, que l’on peut appeler. En ce sens, cette source repose sur le mysticisme, qui est l’expérience d’une telle sympathie à l’égard de l’élan vital le plus pur. Comme pour la morale ouverte, c’est l’intuition qui préside à la religion dynamique : le mystique ne puise pas son expérience directe de Dieu dans les formes de la religion statique, même s’il peut traduire son expérience dans ces formes pour la partager au plus grand nombre. La religion dynamique se distingue aussi de la statique en ce qu’elle n’a rien d’une affabulation. Au contraire, elle est contact avec ce qu’il y a de plus réel, la source du réel même et de son mouvement créateur.
Par conséquent, la connaissance qui en résulte est fiable par excellence. D’une part, elle est une évidence pour le mystique. D’autre part, elle peut être vérifiée expérimentalement par les autres, notamment par la convergence des témoignages des mystiques, et par la qualité de l’action entreprise par le mystique. En effet, celui-ci est le récipiendaire d’un puissant élan vital, ce qui le pousse à agir en faveur de l’unité de l’humanité et de la fraternité entre les hommes. Le mysticisme ne peut donc jamais se réduire à une contemplation sans action.
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