Spinoza

Philosophie : Nature naturante et nature naturée chez Spinoza

À lire dans cet article :

La nature se présente sous un double visage. Comme totalité de tous les êtres naturels, elle apparaît comme un ensemble soumis à des lois nécessaires, les lois physiques – c’est-à-dire les lois de la nature elle-même. D’un autre côté, comme fondement de cette légalité nécessaire, elle apparaît comme ce qui préside au déploiement de tous les êtres naturels. Comment comprendre cette dualité ? La nature est-elle totalité des êtres naturels, ou au contraire ce qui fonde leur essence et leur existence ?

 

Dans la première partie de son ouvrage L’Éthique, publiée en 1677 après sa mort, Spinoza distingue ainsi deux perspectives sur la nature. Cependant, comme il le montre, ces deux façons de comprendre la nature n’impliquent pas une différence d’être entre la nature comme totalité des êtres et la nature comme cause de tous ces êtres.

 

Natura naturans chez Spinoza

C’est dans le scolie (c’est-à-dire le commentaire ou la note explicative) de la proposition 29 de la première partie, que Spinoza propose la distinction entre la nature naturante et la nature naturée :

Avant d’aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer ce qu’il faut entendre par Nature naturante et par Nature naturée. Car je suppose qu’on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que par nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (par le corollaire 1 de la proposition 14 et le corollaire 2 de la proposition 16) Dieu, en tant qu’on le considère comme cause libre.

J’entends, au contraire, par nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d’autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent être ni être conçues sans Dieu.

Pour comprendre cette distinction, il nous faut revenir aux propositions précédemment démontrées. Qu’entendre, d’abord, par “ce qui est en soi et est conçu par soi” ?

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La substance

Il faut, pour le savoir, revenir à la troisième définition de la première partie :

J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin du concept d’une autre chose.

Être en soi, c’est être indépendamment de toute autre chose, être sans besoin d’être référé à autre chose, soit du point de vue de l’existence, soit du point de vue de l’essence. La substance existe sans avoir besoin d’autre chose, et ce qu’elle est ne dépend pas d’autre chose. Être conçu par soi est le pendant cognitif : là où l’être en soi garantit l’indépendance dans l’être, l’être conçu par soi garantit l’indépendance dans le concept ou la connaissance. C’est ce qui explique pourquoi le concept de ce qui est conçu par soi “peut être formé sans avoir besoin du concept d’autre chose” : il s’agit d’un concept primitif, fondamental.

On comprend donc que la nature naturante, c’est avant tout la substance. Cette substance, Spinoza le démontre, est unique, infinie, éternelle et libre. Elle peut être, pour cette raison, nommée Dieu. Mais il ne s’agit pas d’un Dieu personnel, comparable à un esprit humain, ni un Dieu transcendant, qui aurait créé la nature. Au contraire, Dieu est la nature même, mais considérée comme en soi et conçue par soi. C’est l’origine de la formule “Deus sive natura“, “Dieu, c’est-à-dire la nature”.

 

Les attributs

Qu’en est-il des “attributs” mentionnés dans le scolie ? Il s’agit, comme Spinoza le définit dans la quatrième définition :

J’entends par attribut ce que la raison conçoit dans la substance comme constituant son essence.

Un attribut est ce qui exprime l’essence d’une substance. Dieu est constitué d’une infinité d’attributs : son essence s’exprime par une infinité d’attributs différents. L’être humain a accès à deux de ces attributs : l’un exprime l’essence de la pensée, et l’autre exprime l’essence de l’étendue.

C’est en vertu de ces attributs que la connaissance scientifique est possible : par exemple, tous les corps peuvent être ramenés à la nécessité attachée à l’étendue, et être connus en fonction des lois correspondant à cette essence.

On comprend ainsi que la nature naturante est Dieu lui-même, comme substance, ou bien ses attributs en nombre infini, qui expriment son essence. Cela peut être éclairé par la proposition 16 :

De la nécessité de la nature divine doivent découler une infinité de choses infiniment modifiées, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous une intelligence infinie.

Spinoza le démontre en faisant remarquer que tout ce qui est conçu est conçu avec un certain nombre de propriétés ; or, Dieu est infini, ce qui implique qu’il en découle une infinité de propriétés. Ainsi, la nature naturante est, par définition, la cause de toutes choses. Cette causalité est libre, car Dieu est la substance unique : en cela, il n’est limité par aucune autre chose, et se conçoit indépendamment d’autre chose. Il existe par la seule nécessité de sa propre nature, et non par la nécessité d’autre chose : c’est ce que Spinoza entend, dans le cas de Dieu, par liberté. Il ne faut donc pas confondre la liberté de la nature naturante avec le libre-arbitre, que Spinoza rejette.

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Natura naturata chez Spinoza

La nature naturée est décrite dans la seconde partie du scolie de la proposition 29. Elle est constituée de “tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine“, ce qui signifie que la nature naturée, contrairement à la nature naturante, n’est pas libre mais déterminée par la nature naturante. Cependant, la nature naturante n’est pas pour autant une entité située au-delà de la nature naturée : la nature naturante est immanente à la nature naturée, et Dieu n’est rien d’autre que la nature naturée, mais pris du point de vue de la substance qui est en soi et conçue par soi. La nature naturée est le déploiement des causes immanentes à Dieu.

La nature naturée, pour sa part, n’est pas conçue par soi, mais en fonction de Dieu dont elle dépend pour être comprise. La nature naturée consiste donc dans tous les modes des attributs de Dieu.

 

Les modes

Spinoza définit les modes dans la cinquième définition :

J’entends par mode les affections de la substance, ou ce qui est dans autre chose et est conçu par cette même chose.

Là où la substance est en soi et conçue par soi, les modes sont en nombre infini et leur existence n’est pas nécessaire, mais dépend de celle de la substance. Tous les corps qui nous entourent, y compris le nôtre, sont des modes de la substance, et plus précisément des modes de l’attribut exprimant l’étendue. Toutes les âmes, les idées et les pensées, de même, sont des modes de l’attribut exprimant la pensée. L’être humain n’a donc rien d’indépendant ou de libre : il n’est qu’une affection de la substance, une modification du seul être nécessaire et indépendant.

Comme Dieu est infini et recouvre une infinité d’attributs, il recouvre aussi une infinité de modes, qui, ensemble, constituent la nature naturée, c’est-à-dire la nature composée de tous les corps et de toutes les âmes. Cela signifie que tout, chez Spinoza, relève de la nature et des lois nécessaires de la nature : l’homme n’est pas un “empire dans un empire“, il est tout entier un être naturel déterminé par les lois de la nature. Autrement dit, Spinoza n’admet aucun libre arbitre.

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Conclusion

On comprend ainsi comment la nature peut se concevoir à la fois comme totalité des êtres naturels, c’est-à-dire comme totalité des modes, et comme la cause qui unit ces modes, c’est-à-dire comme substance infinie dont chaque mode est une affection finie. Il n’y a à la fois identité et différence entre ces deux natures : différence en ce que les modes sont finis et causés par Dieu ; identité en ce que les modes ne sont que des affections de Dieu, qui peuvent être ramenés à l’essence et à l’existence de celui-ci.

 

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