À l’heure où même les intelligences artificielles s’essayent à la poésie, l’artiste numérique se demande : suis-je vraiment l’auteur de mon œuvre… ou juste le stagiaire de mon ordinateur ? De la Renaissance aux algorithmes, la notion d’auteur n’a jamais autant valsé : bienvenue dans un monde où la paternité artistique se partage parfois à la vitesse d’un clic… et où, finalement, personne ne sait vraiment qui doit signer en bas à droite !
La notion classique d’auteur : fondements philosophiques et historiques
Dans la tradition, l’auteur est investi d’une autorité créatrice quasi divine, garant de l’original et porteur de l’aura : sans cette figure, la valeur même de l’œuvre apparaît menacée, dans un univers où la reproduction et la diffusion étaient limitées, accentuant le lien irremplaçable entre œuvre et créateur.
La conception traditionnelle de l’auteur, entre l’aura et la création originale
La conception traditionnelle de l’auteur s’enracine dans une vision où l’aura et la création originale occupent une place centrale. Walter Benjamin, dans son essai fondamental « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1936), introduit la notion d’aura, définie comme la présence unique d’une œuvre dans le temps et l’espace, liée à son authenticité et à sa singularité. Il écrit : « Ce qui disparaît avec la reproduction mécanique, c’est l’aura ». Cette aura confère à l’œuvre une valeur sacrée et transcendantale, proche d’une expérience quasi-religieuse, rappelant la théologie chrétienne où l’original est un objet de révérence, analogue à la notion d’imago Dei de l’homme comme création unique et singulière. Dans ce cadre, l’auteur est perçu comme le créateur divin de l’œuvre, porteur d’une singularité irremplaçable.
Cette valorisation de l’originalité s’inscrit également dans une tradition philosophique et esthétique où la paternité de l’œuvre est revendiquée comme un attribut essentiel de l’auteur. Roland Barthes, dans son texte emblématique « La mort de l’auteur » (1967), s’inscrit en rupture critique avec cette conception, mais c’est précisément en la nommant qu’il l’éclaire : « Le texte est un tissu de citations venues de mille horizons ». Barthes dénonce l’illusion d’une origine unifiée et souveraine, ce qui souligne, par contraste, la forte prégnance de l’idée classique d’une création originale et de la figure de l’auteur comme auteur unique, maître de son œuvre. L’étymologie même du mot « auteur » vient du latin auctor, dérivé de augere, signifiant « augmenter », « faire croître » : l’auteur est celui qui donne vie, celui qui fait exister.
Le rôle du créateur dans la tradition théologique et philosophique
Le rôle du créateur dans la tradition théologique et philosophique s’appuie tout d’abord sur la notion centrale d’imago Dei, c’est-à-dire l’homme comme image de Dieu. Cette idée, tirée de la Genèse (« Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance »), inscrit la créativité humaine dans une relation à la création divine et à une autorité légitimée par cette origine transcendante. Saint Augustin d’Hippone souligne que l’homme, en tant qu’image créée, possède une capacité innée à connaître et aimer Dieu, ce qui manifeste une analogie avec le créateur : « Dieu étant Créateur et Gouverneur de l’univers, toutes choses sont belles ». Chez lui, le monde créé contient des raisons séminales inscrites par Dieu, autorisant un mouvement évolutif, ce qui illustre la continuité entre le divin et la capacité humaine de création.
L’autorité créatrice chez Augustin ne se limite pas à un pouvoir technique, mais se comprend dans une finalité théologique : Dieu crée « non pas pour accroître sa gloire mais pour la manifester et la communiquer » (Concile Vatican I), et appelle l’homme à coopérer dans cette œuvre, ce qui inscrit la créativité humaine dans un acte de participation au dessein divin. L’homme, fait à l’image de Dieu, devient créateur à son tour, mais toujours en recevant et manifestant la grandeur d’un créateur premier, infini et libre.
Les spécificités de l’art numérique : techniques et implications sur la paternité de l’œuvre
La nature de l’art numérique : hybrides, collaboratif et reproductible à l’infini
La nature de l’art numérique se caractérise par son caractère hybride, collaboratif et reproductible à l’infini, ce qui bouleverse profondément la notion traditionnelle d’auteur. En effet, l’art numérique utilise des technologies informatiques et des langages de programmation pour créer des œuvres qui dépassent les limites des médiums classiques. Selon Adobe, l’art numérique est « une forme d’expression artistique qui utilise des technologies informatiques et numériques pour créer des œuvres visuelles, sonores ou interactives ». Le travail de Helena Sarin exploite ces processus en laissant l’intelligence artificielle agir comme une muse, créant des œuvres où l’imprévu a sa place. De même, Rafael Lozano-Hemmer crée des installations interactives où l’œuvre évolue en temps réel selon les réactions du spectateur, comme dans « Pulse Room » où l’éclairage répond au rythme cardiaque des visiteurs.
L’intelligence artificielle a aussi un rôle crucial : elle génère ou co-crée des images, des musiques, voire des sculptures virtuelles. Le projet « Portrait d’Edmond de Belamy » par l’équipe Obvious en est une illustration emblématique, où une IA produit un portrait vendu aux enchères chez Christie’s, posant la question de la création attribuable.
La controverse autour de l’auteur dans le contexte numérique
La place croissante des machines et des algorithmes dans le processus créatif intensifie les débats sur la responsabilité, la paternité, et même la subjectivité du créateur. Aujourd’hui, l’art généré par des intelligences artificielles ou des programmes algorithmiques questionne la frontière entre création humaine et création machinique. Ces dispositifs ne se contentent plus de simples outils passifs ; ils participent activement à la production d’une œuvre, en combinant, transformant, voire inventant des formes nouvelles. Par exemple, dans l’art algorithmique, l’artiste définit les règles et paramètres, mais c’est l’algorithme qui produit les résultats finaux, souvent uniques et évolutifs. Cette collaboration homme-machine appelle à repenser l’autonomie libre de l’auteur classique, car la création devient un dialogue avec un « autre » non humain, souvent imprévisible. La question se pose alors : si une machine peut produire une œuvre sans intention consciente ni subjectivité humaine, comment situer la paternité ? Qui est l’auteur ?
Remise en question et perspectives nouvelles de la notion d’auteur
L’auteur décentré et la conception postmoderne
Roland Barthes dans son essai clé « La mort de l’auteur » (1967) combat l’idée d’un auteur comme maître à penser et détenteur du sens originel. Barthes souligne que « le texte est un tissu de citations venues de mille horizons », ce qui renvoie à un sens pluriel, ouvert, non fixé par une intention unique. Par cette approche, il libère la lecture et la création de la tyrannie de l’auteur, faisant du sens un produit collectif, mouvant et dépendant du lecteur.
Dans cette perspective postmoderne, le rôle du spectateur et de l’utilisateur devient central dans la co-création des œuvres. Umberto Eco introduit la notion d’œuvre ouverte, où l’interprétation n’est pas passive mais active. Le lecteur, ou spectateur, assume un rôle créatif en actualisant les significations potentielles de l’œuvre, donnant vie à des sens pluriels. Eco parle de « lecteur modèle », capable d’actualiser le message de l’œuvre selon une pluralité d’interprétations, soulignant la collaboration implicite entre auteur et public. Ainsi, le sens de l’œuvre naît d’une interaction dynamique entre production et réception, où la participation du spectateur n’est plus marginale mais constitutive
Études de cas historiques confrontées à l’art numérique moderne
L’histoire de l’art montre que la notion d’auteur a toujours été en évolution. À l’époque de l’art oral, la création était collective : chaque récitant apportait sa propre variation, l’auteur n’était jamais fixé. Avec l’arrivée de l’écriture, puis de l’imprimerie à la Renaissance, l’œuvre devient stable, l’auteur apparaît comme source unique et protégée par le droit. Ce changement marque la naissance du créateur individuel reconnu dans la société, comme l’a montré Roger Chartier. À l’ère du numérique, cette individualité s’efface à nouveau. Les artistes contemporains, comme Lucky Dragons ou ceux qui utilisent l’intelligence artificielle (Memo Akten, Mario Klingemann), proposent des œuvres collaboratives ou générées par des algorithmes. L’auteur devient un simple coordinateur, parfois même un oubli dans la chaîne créative, illustrant un retour à la création collective, mais sous une forme technologique.
Ainsi, si le passage de l’oral à l’écrit, puis à l’imprimé, a construit la figure de l’auteur, l’art numérique redéploie d’anciens modèles de création partagée en les adaptant à l’innovation technologique, questionnant de nouveau la paternité artistique.
Ce qu’il faut retenir sur l’art numérique et la notion d’auteur
La révolution de l’art numérique n’a pas simplement « hacké » notre rapport à la création : elle a joyeusement piraté la notion sacrée d’auteur, comme un internaute facétieux modifierait une page Wikipedia… avant que tout le monde participe à la correction. De l’imago Dei au remix sous licence Creative Commons, le créateur s’est transformé : d’un demi-dieu solitaire, il devient parfois chef d’orchestre d’une symphonie collective où humains et algorithmes jouent sans toujours s’accorder sur la mesure. Les philosophes Barthes et Foucault, s’ils étaient encore là, auraient sans doute eux aussi tweeté que « l’auteur est mort… vive le réseau ! ». Aujourd’hui, celui-ci se dilue joyeusement dans le flot infini des collaborations et des réappropriations, donnant raison à Umberto Eco : une œuvre ouverte, c’est avant tout une invitation à jouer ensemble. à l’ère numérique, être auteur ressemble à apprendre la danse : il faut savoir mener… mais surtout suivre le rythme des partenaires inattendus. Si la paternité artistique vacille, elle n’a pas disparu : elle s’est simplement multipliée, à la manière des mèmes du web, dans un joyeux chaos créatif où chacun peut revendiquer, pour un instant, son heure de gloire. Alors, auteur unique ou collectif ? La seule certitude : le débat n’a pas fini de faire danser les esprits.







