Schopenhauer : Annales bac de philosophie 2018

Philosophie : Le soulagement de l’art chez Schopenhauer

À lire dans cet article :

L’art est parfois vécu comme un havre de paix. C’est cette conception que défend et radicalise Schopenhauer, au point de faire de l’art la connaissance qui seule sauve de l’asservissement de la Volonté, dans le chapitre 36 du Monde comme volonté et comme représentation.

Contexte

Dans les deux premiers livres du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer a établi que le monde était ma représentation : tout ce que j’appelle monde est une apparition pour le moi, de sorte que nous n’avons accès qu’aux phénomènes des choses, et non aux choses en soi. Nous avons accès aux choses en tant qu’elles sont pour le moi, et non en tant qu’elles sont en soi ; il y a stricte corrélation entre le moi et les phénomènes.

Cependant, l’expérience de notre propre corps nous conduit à repérer un vécu intérieur, qui est la volonté. Pour Schopenhauer, notre corps est la manifestation de la volonté, son phénomène. Il faut comprendre, non que la volonté cause l’existence de mon corps, mais qu’il y a corrélation entre l’expérience intérieure de la volonté et la constatation extérieure de l’existence de mon corps). Mon corps, et par suite tous les phénomènes du monde, sont des objectités de la volonté, c’est-à-dire des manifestations de celle-ci. Elle-même est une réalité unique et absolue : elle est la chose en soi.

Suite à cette découverte, Schopenhauer interprète toute notre vie intérieure comme une souffrance, qui balance entre le désir et l’ennui : la volonté se manifeste dans les phénomènes, et nous ne sommes que des phénomènes supplémentaires, qui poursuivons d’autres apparences, et ce sans pouvoir y trouver de sens ou de but. Face à cet état désespérant, que reste-t-il à l’homme ? C’est ce que Schopenhauer élucide dans le troisième livre de l’ouvrage, consacré aux Idées et à l’art.

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L’art et les autres connaissances

Dans le troisième livre, Schopenhauer commence par revenir aux différentes formes de connaissance auxquelles l’homme a accès : la science, telle que nous la concevons habituellement, n’a accès qu’aux phénomènes. Cependant, nous savons aussi que la volonté est l’essence intime des phénomènes. Dès lors, il nous est possible de contempler la volonté comme telle. Si, lorsque nous courons à travers les phénomènes, nous sommes enchaînés aux caprices de la volonté, lorsque nous contemplons celle-ci, nous nous détachons de tout le reste, et alors il nous est possible d’échapper aux souffrances de cette course aux phénomènes. Schopenhauer identifie les Idées platoniciennes à la volonté en tant qu’elle est simple objet de connaissance.

Cette connaissance n’est cependant pas encore élucidée. Schopenhauer pose ainsi la question de son existence :

Mais y a-t-il une connaissance spéciale qui s’applique à ce qui dans le monde subsiste en dehors et indépendamment de toute relation, à ce qui fait à proprement parler l’essence du monde et le substratum véritable des phénomènes, à ce qui est affranchi de tout changement et par suite connu avec une égale vérité pour tous les temps, en un mot aux Idées, lesquelles constituent l’objectité immédiate et adéquate de la chose en soi, de la volonté ?

Cette connaissance ne serait donc pas simplement une connaissances des relations, comme l’est la connaissance des phénomènes, mais une contemplation, qui nous délivre de l’enchaînement des phénomènes. Les sciences ne font connaître que des relations parce qu’elles sont assujetties au principe de raison, qui est le principe selon lequel chaque phénomène dépend d’autres phénomènes, à la fois du point de vue du devenir (en physique, chaque chose est causée par une autre chose, indéfiniment), de l’être (en mathématiques, chaque chose dépend de sa relation aux autres choses dans l’espace et dans le temps), de la connaissance (en logique, chaque chose est déduite d’autre chose, indéfiniment) et de l’action (en morale, chaque action est motivée par autre chose, et ce indéfiniment). Or, la volonté ignore le principe de raison ; dès lors, la connaissance des Idées, de la même manière, aurait affaire à l’essence du monde, indépendante du principe de raison. C’est ce que signifie aussi “substratum” : il s’agit de la réalité ferme qui se maintient sous l’évanescence des phénomènes.

 

L’art et ses modalités

Comme on peut s’en douter :

Ce mode de connaissance, c’est l’art, c’est l’œuvre du génie.

Ici, il faut noter que l’art est d’emblée associée au génie, et les deux doivent donc être définis l’un en fonction de l’autre. Schopenhauer le décrit plus loin comme l’homme capable de s’arracher du flux des phénomènes pour contempler les Idées permanentes ; pour cela, un certain développement de  Il ne faut cependant pas en exclure un aspect productif. L’art consiste bien à produire un objet en travaillant sur une matière, puisque :

L’art reproduit les idées éternelles qu’il a conçues par le moyen de la contemplation pure

et donc qu’elle inclut une forme de production. C’est la variation de la matière utilisée dans cette reproduction qui conduira à distinguer les différentes formes d’art (art plastique, poésie, musique). Cette différence exclusivement matérielle (la musique travaille sur le son, tandis que la peinture travaille sur les matières visibles) permet d’envisager un art unique du point de la contemplation :

Son origine unique est la connaissance des Idées ; son but unique, la communication de cette connaissance.

On retrouve ici les deux pôles de l’art : d’une part, la contemplation, dans la connaissance, d’autre part, la production, dans la communication de celle-ci.

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L’art comme arrachement

La différence mise au jour entre l’art et les autres formes de connaissance permet de souligner le privilège de l’art dans la vie humaine. En effet, là où les sciences sont asservies au principe de la raison des manifestations de la volonté, et sont donc conduites indéfiniment de phénomènes en phénomènes, sans jamais rien toucher de ferme et de satisfaisant, l’art, lui, est accompagné de soulagement, car il est contemplation de la réalité sous-jacente qu’est la volonté.

En effet, il arrache l’objet de sa contemplation au courant fugitif des phénomènes ; il le possède isolé devant lui ; et cet objet particulier, qui n’était dans le courant des phénomènes qu’une partie insignifiante et fugitive, devient pour l’art le représentant du tout, l’équivalent de cette pluralité infinie qui remplit le temps et l’espace.

C’est la notion de “terme” qui permet à Schopenhauer de passer d’une distinction épistémologique entre l’art et les autres connaissances à une distinction métaphysique : de même que la science ne propose pas de terme à la recherche, elle ne propose pas de terme à la vie humaine, mais la ballotte sans fin. L’art, à l’inverse, vise la chose en soi, et, par là, “a partout son terme” ; par là, elle offre à l’homme un havre de paix, hors du monde. Le statut symbolique de l’art – le fait que l’objet puisse y être un représentant du tout – est justifié par le statut de son objet : comme l’art vise la chose en soi, et que la chose en soi est la volonté unique et identique en toutes choses, l’objet que l’art représente n’est pas un simple phénomène, mais aussi le tout dont la volonté est le fond sous-jacent. Par là, l’art délivre l’homme de l’enchaînement du temps et de l’espace : il le place hors du monde, en repos. Autrement dit, il le sauve :

L’art s’en tient par suite à cet objet particulier ; il arrête la roue du temps, les relations disparaissent pour lui ; ce n’est que l’essentiel, ce n’est que l’Idée qui constitue son objet.

Il y a ici un paradoxe, car, si l’homme est enchaîné à la volonté lorsqu’il poursuit les phénomènes, lorsqu’il contemple la volonté nue, en revanche, il n’y est plus asservi. C’est que, en l’homme, la volonté atteint le palier où elle devient consciente d’elle-même. Se connaissant ainsi comme vaine et aveugle, elle peut enfin se nier, se libérer d’elle-même, renoncer aux phénomènes du monde, et atteindre, dans l’art, une calme contemplation d’elle-même. C’est là l’objet du quatrième livre du Monde comme volonté et comme représentation.

 

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