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Philosophie : La morale sociale chez Bergson

Au sommaire de cet article 👀

De la notion de devoir, présente au programme de philosophie, Bergson a proposé une conception féconde, et remet notamment en question la lecture kantienne de cette notion. Tu trouveras dans cet article quelques clefs pour maîtriser cette référence.

 

La nature de l’obligation morale

Dans le premier chapitre de son dernier grand ouvrage, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, Bergson présente une nouvelle analyse de la notion d’obligation morale, en posant la question “Pourquoi obéissons-nous ?”. Pour lui, l’obéissance relève avant tout d’un ensemble d’habitudes liées à notre vie en société, et si bien intériorisées qu’elles semblent nous dépasser et relever d’un autre ordre. Ces habitudes se soutiennent les unes les autres, et forment notre moi social. Celui-ci est, durant notre vie, si bien cultivé et enraciné en nous que l’obligation morale n’est la plupart du temps même pas ressentie, de sorte que nous nous mouvons spontanément en elle sans y prêter attention. L’obligation morale ne se présente donc pas comme une contrainte, c’est-à-dire un comportement imposé du dehors, et reste intérieure à notre moi, bien que le moi social soit la couche la plus superficielle de notre personnalité. La conscience morale n’est rien d’autre que cette présence de l’obligation morale sociale au sein du moi : c’est elle qui provoque le remords quand il y a conflit entre le moi social et le moi individuel.

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L’obligation : pente naturelle ou effort ?

Arrivé à ce niveau, Bergson se trouve face à une difficulté : l’obligation morale, dans le sens commun et en philosophie, n’est pourtant pas considérée comme une pente naturelle, mais au contraire comme nécessitant un effort pour être respecté. Notre tendance naturelle irait à la désobéissance, et l’obligation morale nous forcerait à retourner sur un chemin plus droit. D’où vient donc que l’obligation soit ainsi perçue ? Pour Bergson, l’explication est que :

C’est évidemment que des cas se présentent où l’obéissance implique un effort sur soi-même. Ces cas sont exceptionnels ; mais on les remarque, parce qu’une conscience intense les accompagne, comme il arrive pour toute hésitation ; à vrai dire, la conscience est cette hésitation même, l’acte qui se déclenche tout seul passant à peu près inaperçu.

C’est que le moi social peut entrer en conflit avec les autres couches du moi, ou bien que les obligations morales se contredisent parfois, ce qui fait surgir un dilemme. Ensuite, parce que l’effort est remarqué par la conscience, et que les obligations sont solidaires entre elles, toutes sont progressivement perçues comme ayant une affinité avec l’effort plutôt qu’avec la pente naturelle de nos habitudes.

Cette réponse permet à Bergson d’engager un dialogue avec Kant, qui, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, comprend l’obligation morale comme une telle rupture vis-à-vis de nos inclinations, obligation qui prend la forme d’une loi morale exprimée dans un impératif catégorique, qui n’admet aucun refus. Pour Bergson, cette compréhension de l’obligation morale ne peut rendre compte de l’écrasante majorité de notre vie sociale, en ce qu’elle est rythmée par une succession de petites obéissances devenues presque naturelles.

 

L’exemple de la crise rhumatismale

Pour illustrer son idée, Bergson recourt à l’image de la crise rhumatismale :

Au sortir d’une crise rhumatismale, on peut éprouver de la gêne, voire de la douleur, à faire jouer ses muscles et ses articulations. C’est la sensation globale d’une résistance opposée par les organes. Elle décroît peu à peu, et finit par se perdre dans la conscience que nous avons de nos mouvements quand nous nous portons bien.

Une analogie peut être dressée entre cette crise finissante et l’obligation morale, dans les cas où celle-ci nécessite un effort : après la crise, nos mouvements habituels nécessitent un effort pour redevenir “naturels” ; de même, dans les cas où l’obligation morale n’est pas suivie spontanément, la suivre malgré tout oblige à lutter contre une résistance. De là provient l’opinion selon laquelle l’obligation morale est un effort contre une résistance naturelle.

À cela, Bergson rétorque :

Que dirait-on pourtant de celui qui ne verrait dans notre sentiment habituel de mouvoir bras et jambes que l’atténuation d’une douleur, et qui définirait alors notre faculté locomotrice par un effort de résistance à la gêne rhumatismale ? Il renoncerait d’abord ainsi à rendre compte des habitudes motrices ; chacune de celles-ci implique en effet une combinaison particulière de mouvements, et ne peut se comprendre que par elle.

Il faut comprendre que celui qui, comme Kant, fait de l’obligation morale la lutte contre une résistance, pense comme celui qui dirait que nos mouvements habituels sont une lutte contre une crise de rhumatisme constamment sous-jacente, même lorsque celle-ci n’est pas ressentie. Cette opinion est absurde, car la sensation habituelle de nos mouvements ne se comprennent pas à partir de la sensation qu’on en aurait lors d’une crise de rhumatisme ; au contraire, c’est la crise qui altère cette sensation et doit se comprendre comme une exception. C’est la douleur de l’effort qui est une exception, et non le sentiment habituel du mouvement qui serait une atténuation de cette douleur.

Si l’on fait de la douleur de l’effort le sentiment fondamental, “nécessairement on fait surgir à côté d’elle le rhumatisme comme une entité indépendante”. Il faut comprendre, ici, que, si les mouvements habituels du corps sont compris comme l’atténuation d’une crise de rhumatisme, alors on pose le rhumatisme comme constamment sous-jacent à nos mouvements ; le rhumatisme devient la réalité sur laquelle reposent nos mouvements, même quand il n’est pas ressenti : il est hypostasié. La réalité est bien sûr toute autre : le rhumatisme est l’exception, et non pas la règle sous-jacente à tous nos mouvements.

Bergson avance donc :

Il semble qu’une erreur du même genre ait été commise par beaucoup de ceux qui ont spéculé sur l’obligation. Nous avons mille obligations spéciales dont chacune réclame son explication à elle. Il est naturel, ou plus précisément habituel, de leur obéir à toutes. Par exception on s’écartera de l’une d’elles, on résistera : que si l’on résiste à cette résistance, un état de tension ou de contraction se produira. C’est cette raideur que nous extériorisons quand nous prêtons au devoir un aspect aussi sévère.

L’obligation morale reste avant tout une pente habituelle, si habituelle qu’elle donne l’impression d’être naturelle. La désobéissance à l’obligation morale peut se comprendre comme une résistance à l’obligation : c’est la faute, ou l’exception que l’on s’accorde. Mais, si le moi social reprend le dessus dans le dilemme qui agite celui qui compte ainsi désobéir, alors il y a résistance à la résistance : la conscience morale serre les mors, et l’on agit à nouveau dans le sens de l’obligation morale. C’est ainsi que l’obligation morale kantienne peut être réinterprétée : il s’agit, pour Bergson, d’une résistance (celle du moi social) à une résistance (celle du moi individuel, à l’obligation). Elle est donc doublement dérivée, puisqu’elle dépend de la situation exceptionnelle d’une telle résistance. La véritable obligation est, au contraire, originelle, et est constituée de toutes les petites obéissances habituelles exigées par la société.

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