La critique de l'inconscient chez Alain

Philosophie : La critique de l’inconscient chez Alain

À lire dans cet article :

Qu’est-ce que l’inconscient ? Est-ce, comme le pense Freud, la plus grande partie de notre psychisme individuel, inaccessible au moi conscient et la cause d’une grande partie de nos comportements, à notre insu ? Le risque, dans ce cas, est de déresponsabiliser le sujet conscient, qui ne serait plus le maître dans sa propre maison. Est-il alors possible de concevoir un inconscient qui préserverait la liberté et la responsabilité du moi ?

 

Alain, dans ses Éléments de philosophie, défend une telle conception : l’inconscient n’est qu’un effet du corps et il est possible de le dominer.

 

Mécanisme et inconscient

Mécanisme et conscience

Alain traite de l’inconscient comme note à la section “Du mécanisme”, qui est la doctrine selon laquelle tout changement dans la nature est un mouvement physique, déterminé et quantifiable. Cette conception, qui a fait le succès de la science, est cependant le produit de l’esprit conscient, qui, lui, n’est en rien mécanique. L’esprit, au contraire, est libre et actif, et c’est lui qui construit le mécanisme en question et l’applique à la nature. En fait, il y a bien quelque chose de mécanique dans l’homme lui-même : c’est son corps, et les instincts qui l’accompagnent. Le corps ne change que mécaniquement, par mouvements successifs, et l’instinct est un tel réflexe de mouvement.

 

Corps et esprit

Or, comme le fait remarquer Alain :

Il est clair que le mécanisme échappe à la conscience, et lui fournit des résultats (par exemple, j’ai peur) sans aucune notion des causes.

Par là, il faut comprendre que ce qu’il y a de mécanique en nous, ce qui est corporel et instinctif, fournit des informations, après coup, à la conscience. Cette analyse est inspirée de celle de Descartes dans les Passions de l’âme : l’âme a des passions en tant qu’elle est affectée par les mouvements du corps (par exemple, la colère ou la peur). Alain donne l’exemple de l’homme qui “regarde s’il tremble afin de savoir s’il a peur” : la peur a quelque chose d’étranger à la conscience, parce qu’elle est l’effet d’un mouvement corporel, que la conscience ne contrôle pas toujours.

Lire aussi : Le langage chez Descartes

 

L’illusion de l’inconscient

À partir de là, une illusion peut surgir, celle de croire que ces passions, ces effets du corps sur l’âme, sont en fait le fait de l’âme elle-même, mais divisée. Il y aurait une partie de l’âme qui serait consciente, et une partie de l’âme qui agirait secrètement, et affecterait la partie consciente sans que celle-ci puisse le contrôler. Cette partie secrète et obscure de l’âme, ce serait l’inconscient.

Il faut donc bien voir que l’inconscient n’est pas un monstre de passions qui serait intérieur à l’âme mais caché à la conscience, mais le simple effet du corps sur la conscience.

 

L’invention de l’inconscient

Le freudisme

Pour Alain, l’inconscient n’a donc rien de mystérieux, et n’a généralement rien de mystérieux pour les hommes, car on “s’habitue à avoir un corps et des instincts”, et on apprend à les contrôler si nécessaire.

Le freudisme renverse cette “heureuse disposition”. Il s’agit, pour Alain :

[D’]un art d’inventer en chaque homme un animal redoutable, d’après des signes tout à fait ordinaires.

 

La première topique

La psychanalyse de Freud s’est en effet développée sur la doctrine selon laquelle le psychisme (Seele) est partagé entre plusieurs niveaux de conscience :

  1. Le conscient est ce qui est aperçu au moment présent
  2. Le préconscient est ce qui n’est pas aperçu mais peut l’être, par exemple un souvenir récent
  3. L’inconscient est la plus large part de notre psychisme, et rassemble toutes les pulsions et tous les traumatismes refoulés par le psychisme loin de l’œil de la conscience.

 

La seconde topique

Ces niveaux, qui correspondent à la première topique (une topique décrivant les “lieux” (τόπος, topos en grec) du psychisme), sont redoublés, à partir de 1920, par ceux de la deuxième topique (à partir de 1920). Les instances décrites par cette topique sont :

  1. Le Moi, qui est le siège de la personnalité et réagit à la réalité externe, mais n’est pas entièrement conscient
  2. Le Surmoi, qui est l’intériorisation, majoritairement inconsciente, des contraintes sociales
  3. Le Ça, qui est le siège des pulsions, et est totalement inconscient

Cette topique décrit ainsi le psychisme comme une petite société, où le Moi sert d’instance de compromis entre le Surmoi et le Ça, et refoule inconsciemment les pulsions et traumatismes qui pourraient entraver son fonctionnement. Cependant, ce mécanisme n’est pas parfait, et le refoulement peut causer des névroses, c’est-à-dire un dysfonctionnement dans le rapport entre les instances psychiques. La psychanalyse sert à dissoudre ces névroses en les faisant basculer dans le conscient, le Moi renforcé pouvant alors dépasser les pulsions et les traumatismes qu’il subit.

 

La critique d’Alain

Face à cette doctrine, Alain fait la première critique suivante :

La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller.

Dans le psychisme humain, seule le sujet conscient pense, et l’inconscient n’est pas une pensée. Il faut lire ce passage en miroir de la section “Le Moi” :

Je ne suis qu’un ; car si je suis deux, l’un et l’autre c’est toujours moi ; et quand je me dédouble, il m’apparaît encore mieux que je ne suis qu’un ; car l’un est moi, et l’autre est moi […] si différent de moi-même que je sois, c’est moi-même qui suis ce Moi-là et L’Autre.

Autrement dit, la nature même du Moi interdit tout dédoublement du psychisme. L’enjeu est moral : s’il pouvait y avoir dédoublement du Moi, je serais aux prises avec un autre en moi-même, et ne serais plus libre de mes actions et décisions.Au contraire, voir que le Moi est unique, c’est comprendre que le Moi a toute puissance sur ce qui le concerne :

Un moraliste comme Lagneau n’a pas bonne opinion de son corps, et il réforme son corps par volonté en domptant le geste et l’émotion. Il se dit : “Ce n’est rien ; c’est un frémissement d’esprits animaux, à quoi je ne consentirai point.”

Cela signifie que le Moi est toujours maître de son corps, c’est-à-dire maître de son inconscient, de ses instincts, de ses mécanismes animaux. Il suffit de vraiment le vouloir, et de vraiment le comprendre. Ensuite, ce n’est plus qu’une question d’effort de discipline.

 

Le remords

Si l’inconscient pense en moi, alors toutes mes pensées ne sont pas volontaires. Au contraire, si l’inconscient n’est que le corps pris pour une instance de l’âme, alors :

La pensée est volontaire ; tel est le principe des remords : “Tu l’as bien voulu !”

Puisque les actions de notre corps peuvent et doivent être dictés par la pensée volontaire, nous éprouvons du remords, c’est-à-dire le sentiment selon lequel nous aurions dû ne pas faire quelque chose que nous avons fait. Si le plus gros de notre pensée et de notre volonté était dictée par l’inconscient, le remords n’aurait pas lieu d’être : nous ne serions en rien responsables de nos actes.

Lire aussi : Corrigé du sujet « Suis-je ce que mon passé a fait de moi ? »

 

L’idolâtrie du corps

Considérer l’inconscient comme une partie du psychisme, c’est, en quelque sorte, élever le corps à la dignité de l’âme, c’est-à-dire de la pensée et de la volonté :

L’inconscient est donc une manière de donner dignité à son propre corps ; de le traiter comme un semblable […] L’inconscient est une méprise sur le Moi, c’est une idolâtrie du corps.

Il s’agit d’une idolâtrie, car l’idolâtrie consiste à vénérer, et donc à attribuer puissance et mystère, quelque chose qui n’en est pas digne. Le corps n’est qu’un mécanisme, qui ne pense pas ; il ne faut donc pas lui attribuer d’autre puissance que celle des mouvements physiques. L’âme, en tant qu’elle est le siège de la volonté, doit justement être l’instance qui commande au corps ses mouvements.

 

Conclusion

Dans ce texte, Alain opère une critique décisive du freudisme : si celui-ci cherche à raison une solution aux névroses et traumatismes du psychisme dans un renforcement du Moi, cette solution ne doit pas être recherchée au prix de l’invention d’un dédoublement du psychisme individuel, qui conduit à une idolâtrie et à des dangers bien pires, puisque l’hypothèse de l’inconscient met en danger la liberté et la responsabilité mêmes de l’homme.

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