Comment juger l’indicible ? Après les grands crimes du XXe siècle — Shoah, génocides, crimes contre l’humanité —, la justice internationale a dû inventer des formes inédites de procès. De Nuremberg à Eichmann, en passant par le Tribunal pénal pour le Rwanda, ces procès historiques ont marqué un tournant : ils ont posé les bases d’une justice universelle, où même les plus hauts responsables peuvent être jugés. Mais ils posent aussi des questions fondamentales : qui juge ? au nom de quoi ? dans quel but ?
Le procès de Nuremberg : juger l’horreur nazie
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés décident de traduire en justice les dirigeants nazis responsables des crimes du régime hitlérien. Le procès de Nuremberg, ouvert en novembre 1945, marque une première mondiale.
Pourquoi ce procès est historique
- Il met pour la première fois en œuvre les notions de crime contre la paix, crime de guerre et surtout crime contre l’humanité.
- Il juge 24 hauts responsables nazis (Goering, Hess, Ribbentrop…), dans un tribunal international exceptionnel.
- Il repose sur une idée révolutionnaire : les chefs d’État et les officiers supérieurs ne sont plus au-dessus des lois.
Nuremberg : un procès fondateur
Ce procès ouvre une ère nouvelle du droit international. Il pose les bases du concept de responsabilité individuelle pour des crimes collectifs. Il est aussi l’un des premiers à s’appuyer sur un immense travail d’archives, de témoignages et de films.
Mais il est aussi critiqué : certains parlent de justice des vainqueurs, car les crimes soviétiques ne sont pas jugés.
Le Mémorial de la Shoah a fait un dossier pédagogique complet pour en savoir plus sur ces procès.
Le procès Eichmann : la mémoire face à l’oubli
En 1961, Adolf Eichmann, organisateur logistique de la « solution finale », est capturé par le Mossad en Argentine et jugé en Israël. Ce procès est tout aussi marquant que Nuremberg, mais pour d’autres raisons.
Un procès public, médiatisé, pédagogique
- Il est le premier à être filmé entièrement et diffusé dans le monde entier.
- Il donne la parole à des centaines de survivants, dans un procès où la mémoire de la Shoah prend une place centrale.
- Il révèle qu’un criminel de bureau peut être complice de l’extermination sans jamais avoir tiré une balle — un concept théorisé par Hannah Arendt comme « la banalité du mal ».
Un procès qui divise
Pour certains, enlever Eichmann en dehors de tout cadre légal est problématique. Pour d’autres, c’est le seul moyen de rendre justice aux victimes juives, encore ignorées dans les années 1950.
Ce procès contribue à réveiller la mémoire de la Shoah dans les sociétés occidentales et à humaniser les victimes, en montrant leurs récits personnels.
Voici des archives du procès d’Eichmann (INA).
Le Tribunal pour le Rwanda : vers une justice internationale permanente
En 1994, au Rwanda, environ 800 000 Tutsis et Hutus modérés sont assassinés en trois mois dans un génocide ultraviolent. Pour juger les responsables, l’ONU crée le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), installé à Arusha (Tanzanie).
Un tribunal crucial
- Il s’agit du premier tribunal international à condamner pour génocide.
- Il reconnaît pour la première fois que le viol peut constituer un acte de génocide, notamment à travers le procès Akayesu (1998).
- Il juge aussi la responsabilité des médias, avec le procès des dirigeants de la « Radio Mille Collines » qui appelaient au meurtre.
Limites et critiques
- Le tribunal est perçu comme lourd, lent, coûteux, avec peu de verdicts comparé au nombre de crimes commis.
- Il ne juge que les vainqueurs du conflit (les Hutus extrémistes), et ignore les exactions du FPR, le mouvement de Paul Kagame aujourd’hui au pouvoir.
Malgré tout, le TPIR reste une étape clé dans la construction de la justice pénale internationale.
Une justice universelle en construction
Ces trois procès posent les bases d’un droit qui ne dépend plus uniquement de la souveraineté des États : le droit international pénal. Ce mouvement aboutit à la création en 2002 de la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye, chargée de juger les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides.
Mais cette justice reste imparfaite :
- La CPI ne peut juger que si les États coopèrent (la Russie, les États-Unis ou la Chine ne la reconnaissent pas).
- Elle est accusée d’être biaisée, jugeant surtout des dirigeants africains.
- Les grands procès sont longs, coûteux, et parfois trop éloignés des victimes.
Juger pour reconstruire ?
Les procès historiques ne servent pas uniquement à punir. Ils ont aussi une dimension mémorielle, pédagogique et politique :
- Ils permettent aux survivants de témoigner, de se reconstruire, d’être entendus.
- Ils créent des archives historiques pour les générations futures.
- Ils peuvent aider des sociétés à reconstruire la paix, en posant un cadre légal aux violences passées.
Mais ils ne sont jamais parfaits : ils ne réparent pas tout, ne réconcilient pas toujours, et peuvent raviver des tensions. Reste qu’ils montrent que même les crimes les plus massifs ne sont pas impunis.
Conclusion : juger l’impensable, un acte nécessaire
Les procès de Nuremberg, Eichmann et du Rwanda montrent que la justice peut affronter les pires crimes, même ceux qui semblaient hors d’atteinte. Ils rappellent que la dignité humaine et le droit ne s’arrêtent pas aux frontières ni aux régimes.
Dans un monde encore marqué par les guerres et les génocides, ces procès sont des repères éthiques et juridiques. Ils ne referment pas les blessures… mais ils empêchent qu’on les oublie.
