Nature vs Artifice : l’homme à l’épreuve de la technique

thème BTS métiers de l'audiovisuel session 2025.

Au sommaire de cet article 👀

Depuis la nuit des temps, l’homme ne cesse de bricoler le monde avec sa technique et sa culture, deux sortes d’artifices qui le poussent parfois à se demander : est-il encore lui-même ou devient-il une sorte de robot déguisé en humain ? La nature, ce bon vieux concept qui désigne ce qui est inné, semble souvent entrer en rivalité avec ce que l’homme invente, inventorie, construit, bref, fabrique « avec art », c’est-à-dire l’artifice. Entre le philosophe qui vante la main créatrice de l’homme et celui qui alerte sur le risque de se perdre dans ses propres inventions, la question se pose : loin d’être un simple ajout décoratif, l’artifice nous éloigne-t-il vraiment de notre essence, ou n’est-il pas plutôt un costume qu’on se fabrique pour mieux se révéler ?

L’artifice et la nature humaine : une opposition apparente ?

Définitions conceptuelles de l’art et de la nature humaine

Du grec phusis (« ce qui pousse, croît »), la nature désigne l’origine et l’essence profonde d’un être, sa finalité inscrite dans son être même. Chez Aristote, la nature est à la fois principe et cause, l’« ousia » (Métaphysique, 1042a), ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, et non autre chose. Ainsi, « ce qui possède en soi le principe du mouvement et du repos » (Physique, II, 1) incarne la nature. Aristote distingue ce qui est naturel, « kata phusin », de ce qui est produit par l’artifice (téchnè), séparation fondatrice pour la philosophie occidentale. Il écrit : « L’art, c’est la nature d’un autre, dans la mesure où elle possède le principe du mouvement » (Physique, II, 8), soulignant que l’artifice est le résultat d’une œuvre humaine, procédant d’une intention. Chez Platon, l’artifice s’oppose à l’éternel modèle des Idées. Dans le Timée, il décrit le démiurge, sorte d’« artisan divin », qui façonne le monde selon des principes intelligibles. La technique, « technè », n’est qu’« imitation du naturel » (Sophiste, 266d), créant une réalité dérivée, moins parfaite.

La technique comme prolongement naturel

Du latin techne (« art, savoir-faire »), la technique désigne l’ensemble des procédés par lesquels l’homme façonne le monde, prolongeant ainsi ses propres facultés naturelles. Pour Henri Bergson, dans L’évolution créatrice (1907), « l’attitude originelle de l’intelligence consiste à fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils ». L’outil devient, chez lui, l’incarnation du prolongement de l’organisme : « L’instrument fabriqué réagit sur la nature de l’être qui l’a fabriqué, car en l’appelant à exercer une nouvelle fonction, il lui confère, pour ainsi dire, une organisation plus riche, étant un organe artificiel qui prolonge l’organisme naturel »

À travers cette perspective, l’homme se révèle comme un Homo faber, celui qui invente des outils pour étendre ses propres capacités : la technique « multiplie les pouvoirs du corps humain, en est le prolongement ». Elle traduit un « élan vital », orientant la vie vers l’invention et la nouveauté, sans pour autant rompre avec la nature : l’outil devient une sorte d’organe extérieur.

De son côté, Ernst Cassirer analyse la main comme support de la technique et du symbole : dans Essai sur l’homme (1944), il voit l’être humain comme un « animal symbolique », capable, grâce à la main et l’outil, de créer des univers symboliques et techniques qui le libèrent de la dépendance à l’environnement immédiat. Cassirer montre que la main n’est pas simplement un prolongement biologique, mais une médiation entre corps et culture, elle traduit dans le geste l’inventivité spirituelle de l’homme.

L’artifice : vecteur d’aliénation ou d’accomplissement ?

Si la technique est d’abord prolongement naturel, jusqu’où ce prolongement transforme-t-il la nature humaine ? L’artifice risque-t-il de devenir « rupture radicale » et non simple extension ? Cette interrogation marque la limite entre la technique comme puissance d’accomplissement de la nature humaine et le danger qu’elle devienne une force d’aliénation.

Les dangers de l’artifice : l’aliénation

L’aliénation représente l’un des effets les plus problématiques du développement technique et industriel, analysé en profondeur par Karl Marx. Selon lui, dans la société industrielle, le travail cesse d’être un acte d’accomplissement personnel et devient un moyen de survie soumis à la logique du profit. Marx met en avant que « l’ouvrier devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse » (Manuscrits de 1844) : le travailleur, dépossédé du fruit de son labeur, perd son rapport direct à la nature, à son « essence d’espèce ». Les machines et la division du travail font du salarié un « rouage » non maître de ses moyens de production, ce qui entraîne une séparation de l’homme avec la nature, même dans l’acte créateur qui devrait lui permettre de s’épanouir. Marx décrit ainsi les « effets destructeurs du machinisme » (Manifeste du parti communiste), soulignant que l’artifice technique, loin de prolonger la nature humaine, peut aboutir à une profonde aliénation.

Un exemple historique majeur illustre ces thèses : la Révolution industrielle et l’exode rural en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles. Sous l’effet de la mécanisation et de l’essor des usines, des centaines de milliers de paysans quittent les campagnes pour s’entasser dans les villes, à la recherche d’un travail industriel plus rentable mais souvent déshumanisant. Ce déplacement massif, appelé « déruralisation », engendre la formation d’un prolétariat urbain coupé de ses racines et entraîne la disparition progressive de nombreux villages, de la solidarité rurale et d’un lien à la nature directe.

L’artifice au service de l’humanisation

Loin d’être simplement un moyen de domination ou d’aliénation, l’artifice, à travers la culture et la technique, peut jouer un rôle décisif dans l’achèvement de l’humanité. Immanuel Kant, dans le Traité de pédagogie (1803), considère que « la discipline nous fait passer de l’état d’animal à celui d’homme ». Contrairement à l’animal, qui suit ses instincts et réalise immédiatement ce qu’il est appelé à être, l’homme naît sauvage et doit conquérir sa propre humanité par un processus de formation et d’éducation.

Selon Kant, l’« éducation assure la transition entre l’être envisagé dans sa condition frustre et sauvage, encore proche de l’animalité, et un statut humain où l’essence de l’humanité est conquise par l’accession à une destination morale ». La culture, dans la pensée kantienne, est donc l’artifice qui permet d’élever l’homme au-dessus de la nature brute pour le rendre sujet de la morale et de la liberté, « l’homme ne peut devenir homme que par l’éducation », résume-t-il. Institution typiquement humaine, l’école représente une technique sociale qui forme et structure l’esprit, permettant à l’enfant d’acquérir discipline, savoir et autonomie. Par cet artifice collectif, l’homme s’arrache à sa pure animalité et « s’élève de la nature à l’humanité ».

Culture et technique : entre artificialisation de la nature et révélation de l’humanité

La culture est une seconde nature, un prolongement par lequel l’homme se donne à lui-même une forme et une signification, dépassant son conditionnement biologique pour devenir pleinement humain.

La culture comme seconde nature

Pour Hegel, la culture ne se réduit pas à un simple ensemble d’usages ou de savoirs extérieurs à l’individu. Au contraire, il conçoit la culture sous le concept de Bildung, terme allemand signifiant littéralement « formation » ou « mise en forme », comme un processus actif de formation de l’esprit et de l’individu. La Bildung est une transformation où la nature humaine se dépasse elle-même pour s’incarner dans la culture. La culture devient ainsi une seconde nature, un moment « immanent de l’absolu » où l’individu s’élève par son éducation, son engagement social et artistique, réunissant en soi ce qui était d’abord dissocié : la nature brute et la raison universelle. Hegel insiste sur le fait que l’individu n’est libre et véritablement humain qu’en s’appropriant la culture, qui n’est pas une simple juxtaposition étrangère à lui, mais un processus dialectique de formation où la nature est « sublimée » pour donner lieu à la pensée, à la morale et à la réalisation de soi.

Parallèlement, Claude Lévi-Strauss, dans son essai sur le « Triangle culinaire », illustre la frontière entre nature et culture à travers la pratique universelle de la cuisine. Contrairement à une nourriture crue, liée directement à la nature, la cuisson est une opération technique et culturelle qui transforme la nature brute des aliments en produits socialement conditionnés et symboliques. La cuisine est alors une métaphore puissante : elle est au cœur de l’appropriation culturelle du monde naturel. En structurant la nourriture selon des codes sociaux et symboliques, elle signale le passage de l’inné à l’acquis, de la nature à la culture. Pour Lévi-Strauss, la cuisine « c’est la nutrition, et la nutrition, c’est l’activité essentielle par laquelle l’homme est en rapport avec son milieu et par laquelle il le transforme ». En élaborant ses aliments, l’homme affirme sa capacité à transcender la nature, à la recréer selon des règles sociales, faisant de l’artifice technique (cuisson, préparation) un vecteur d’humanisation.

Artifice et spiritualité : entre transcendance et déracinement

Dans la pensée chrétienne de Saint Augustin, l’artifice – par la culture et la technique – est orienté vers une visée d’élévation spirituelle. Dans La Cité de Dieu, Augustin décrit deux cités : la cité terrestre, fondée sur « l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu », et la cité céleste, fondée sur « l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi ». Cette double cité illustre la tension entre un monde matériel imparfait, marqué par le péché et la temporalité, et une dimension spirituelle transcendante qui vise la purification et la rencontre avec Dieu. L’artifice humain, dans la mesure où il participe à la construction de la cité terrestre, trouve son sens ultime dans la quête spirituelle incarnée par la cité céleste. Saint Augustin ne rejette donc pas la culture ou la technique, mais insiste sur la nécessité que celles-ci soient ordonnées vers la sagesse divine et la paix intérieure. L’artifice devient ainsi un moyen de médiation entre l’homme et Dieu, un projet d’élévation morale et non un simple instrument de domination ou de contrôle.

Un exemple majeur de cette alliance entre artifice technique et spiritualité est la construction des cathédrales médiévales. Ces monuments exceptionnels incarnent la technique au service du sacré. Les bâtisseurs médiévaux mobilisaient des savoirs architecturaux avancés, utilisation des arcs-boutants, voûtes sur croisée d’ogives, géométrie sacrée, pour ériger des édifices non seulement fonctionnels mais porteurs de symboles spirituels profonds. La lumière filtrée par les vitraux colorés, l’orientation de l’édifice vers l’est symbole de la résurrection, tout concourt à faire de la cathédrale un « microcosme » uni à un projet divin. Par cette technique, l’homme tend à rejoindre un ordre supérieur, manifestant une transcendance incarnée dans la matière et la beauté. La cathédrale est ainsi un lieu où l’artifice devient un lien entre la terre et le ciel, un pont qui unit l’homme à sa nature spirituelle.

L’Homme moderne : Entre maîtrise technique et quête de soi

L’artifice, en tant que création humaine, est-il force d’union ou de séparation vis-à-vis de notre nature spirituelle ? Dans la pensée chrétienne classique, il est clair que l’artifice ordonné à Dieu est médiation et ascension. Mais il peut aussi devenir déracinement lorsque la technique se déploie sans orientation morale, se coupant du sens transcendant. Ainsi, l’artifice oscille constamment entre transcendance, comme voie d’élévation spirituelle et de médiation divine, et déracinement, quand il se substitue à la finalité humaine.

L’artifice prométhéen : la face sombre

Le philosophe Günther Anders a profondément analysé ce qu’il appelle « l’obsolescence de l’homme », concept central de son œuvre (L’Obsolescence de l’Homme, 1956). Anders dénonce la supériorité croissante de la technique sur l’humain, au point que les machines, fruits de l’intelligence humaine, semblent dépasser la capacité de compréhension et de contrôle de leur créateur. Cette situation engendre une « honte prométhéenne » : l’homme se sent humilié par sa propre œuvre qui le rend en partie obsolète. Anders souligne que la technique moderne, notamment après les horreurs d’Hiroshima et d’Auschwitz, a créé un gouffre entre la puissance technique – capable de destruction massive – et la faiblesse humaine à maîtriser cette puissance, niant ainsi la continuité morale et historique. L’homme devient ainsi un « titan » coupé de son humanité propre, menacé par sa propre création hors de contrôle, qui met en péril son avenir même. Un exemple crucial contemporain de cette « face sombre » de l’artifice est l’essor de l’intelligence artificielle (IA), source de débats éthiques majeurs en 2025.

Penser l’artifice comme chance : réconciliation possible ?

Hans Jonas, philosophe et éthicien, fonde son œuvre majeure Le Principe responsabilité sur la nécessité d’une éthique de l’artificialisation responsable. Jonas souligne la transformation radicale de l’agir humain face à la puissance technologique moderne : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre ». Il défend un impératif moral qui invite à prendre en compte non seulement les contemporains, mais aussi les générations futures et la planète elle-même. Cette éthique repose sur la conscience aiguë des risques induits par la technologie, et sur la nécessité de limiter nos capacités à modifier la nature sans en assumer pleinement la responsabilité, incarnant ainsi une prudence morale indispensable dans le monde artificiellement transformé que nous construisons.

Un exemple contemporain concrétise cette réconciliation possible entre artifice et nature : le bio-art. Ce courant artistique, apparu dans les années 1990, utilise les biotechnologies et le vivant comme médium, explorant la fusion entre art, science et nature. Des artistes comme Eduardo Kac ou Joe Davis créent des œuvres qui questionnent notre rapport au vivant et à la modification biologique. Le bio-art n’est pas seulement un art de représentation : il participe à une réflexion sur l’avenir de l’écologie, la préservation de la biodiversité, et même la réparation active des écosystèmes. Ce rapprochement singulier entre l’artifice technique et le vivant incarne une forme d’artifice au service du vivant, invitant à penser l’artifice non plus comme un éloignement de la nature, mais comme un outil potentiel de soin, d’innovation durable et de cohabitation respectueuse entre l’homme et son environnement.

Conclusion

L’artifice, loin d’être un simple déguisement éloignant l’homme de sa nature, ressemble plutôt à un costume sur mesure : il peut à la fois masquer et révéler qui nous sommes vraiment. La technique et la culture tissent une toile complexe où l’homme navigue entre prolongement naturel et risque d’aliénation, entre accomplissement spirituel et déracinement. Comme un apprenti sorcier conscient de ses sorts, l’homme doit veiller à ne pas laisser ses créations techniques le transformer en simple « personnage » d’un monde qu’il ne maîtrise plus.

Pour paraphraser Michel Serres, il s’agit moins de fuir l’artifice que de le domestiquer, de l’embrasser dans une éthique responsable et un dialogue continu avec notre nature profonde. Après tout, si l’homme est bien « l’animal qui fabrique des outils », il reste surtout celui qui peut décider s’il veut être l’artisan de son destin ou le jouet de ses inventions.

Tu veux plus d’informations et de conseils pour réussir tes examens et trouver ton orientation ? Rejoins-nous sur Instagram et TikTok !

Rejoins la communauté AuFutur !

Reçois directement dans ta boîte mail toutes les infos à connaître pour réussir  ton bac et préparer ton orientation !

Jette un œil à notre Guide du Bac 2026 👀

Nous t’avons concocté un guide exclusif du BAC 2026 👩🏻‍🎓

Tu y trouveras la réponse à toutes les questions que tu te poses. Calendrier, épreuves, coefficients, etc. Tout y est ! 

Alors n’attends plus être télécharge notre guide sans plus tarder 🏃🏻‍♀️