La Conférence de Berlin est un événement absolument incontournable dans l’histoire de l’Afrique et du monde. S’étant tenue dans le dernier quart du XIXe siècle, comprendre ce qui s’y est joué permet d’éclairer les décennies suivantes. Cet article te présente donc les enjeux de cette conférence, ses participants et surtout les décisions adoptées à cette occasion.
Introduction
À partir du 15 novembre 1884 et durant trois longs mois, Berlin devint le centre diplomatique mondial. Le chancelier allemand Otto von Bismarck réunit 14 puissances européennes, plus les États-Unis et l’Empire ottoman. L’objectif de cette conférence était de réglementer la course coloniale en Afrique, surtout autour du bassin du Congo. Plusieurs questions se posent alors, notamment celle de la liberté de commerce, la suppression de l’esclavage, mais surtout la sécurisation des territoires à conquérir. Derrière le vernis de la légalité, la conférence visait surtout à organiser la ruée vers l’Afrique, tout en évitant une guerre européenne ouverte.
Les Africains, quant à eux, étaient absents. Pas une voix du continent n’est entendue : ni souverains locaux, ni peuple africain, ni même le sultan de Zanzibar – sa demande de participation ayant été rejetée. Pourtant, les décisions prises là-bas entraînent un bouleversement complet de l’Afrique, dont les effets perdurent aujourd’hui.
Pourquoi une conférence ? Les facteurs d’un tournant impérial
La pression de la conquête européenne
À la fin du XIXᵉ siècle, les mouvements de conquête de l’Afrique s’accélèrent. En effet, le Royaume-Uni s’étend dans le sud et à l’est, la France en Afrique de l’Ouest, l’Allemagne et l’Italie se lancent en Afrique centrale et orientale. Sans cadre juridique, ces ambitions auraient pu déclencher des conflits entre Européens. Bismarck, pragmatique, souhaite un règlement diplomatique pour éviter la guerre entre grandes puissances.
Le principe d’occupation effective
L’adoption du principe d’occupation effective devient capitale : un État ne peut revendiquer un territoire que s’il l’exploite réellement sur le terrain, à travers traités, administration, police ou troupes. Il s’agit d’une façon de légitimer de fait l’occupation militaire comme condition de validité territoriale.
Le rôle du nationalisme et de l’économie
Les nations unifiées récentes – Allemagne et Italie – cherchent à affirmer leur poids par la colonisation. De plus, la révolution industrielle anglaise, française et allemande crée un appétit accru pour les matières premières (caoutchouc, pétrole, métaux), dont l’Afrique regorge. L’Afrique devient une source d’influence politique et d’enrichissement économique.
Le discours civilisateur
Les Européens se placent sous le signe de la mission civilisatrice en mettant en avant leur volonté d’abolir l’esclavage, de diffuser la religion chrétienne, et d’améliorer les conditions de vie des Africains. Si ces thèmes sont présents dans l’Acte général, ils masquent rarement le fait que l’objectif reste l’exploitation et la domination.
Le déroulement de la Conférence et les décisions adoptées
L’Acte général : un texte aux doubles visages
Signé le 26 février 1885, le texte compte 38 clauses dont les principales sont les suivantes :
- liberté de navigation sur le Congo et le Niger,
- interdiction officielle de l’esclavage,
- adhésion à l’occupation effective comme critère légal,
- reconnaissance de l’État indépendant du Congo, propriété privée de Léopold II
La xénophilie affichée… sans les voix africaines
Les Nations parlent au nom des Africains sans jamais entendre leurs dissensions, leurs souverains, ou leurs sociétés. Le modèle colonial est entériné (adopté) hors champ, sans aucun consentement local. C’est la raison pour laquelle on peut employer le terme de « xénophilie » (le fait d’aimer les étrangers), mais seulement de façade : il s’agit d’une stratégie pour mieux s’attirer la sympathie de ceux qu’ils veulent coloniser.
Les conséquences immédiates : une transfiguration politique et territoriale
L’Afrique découpée comme un puzzle géopolitique
En quelques années, l’Afrique devient presque entièrement colonisée : 90 % du continent est sous contrôle européen en 1914, seuls l’Éthiopie et le Liberia échappant au partage. Les frontières sont tracées arbitrairement, sur base géographique ou cartographique, sans consulter les peuples locaux – ce qui créera des tensions récurrentes.
Source de la carte : Lorin, A. (2021), La conférence de Berlin (1884-1885) : quel héritage pour l’Afrique ?, Questions internationales, 107-108(3), 163-169.
Déferlante de conquêtes et de traités
Les puissances occidentales doivent désormais prouver leur « occupation effective ». Ces dernières lancent dès lors des expéditions militaires, organisent la traite des chefs locaux et imposent des protectorats. Un protectorat est un régime politique constituant l’une des formes de sujétion (domination) coloniale. Il diffère de la colonisation pure et simple en ce que les institutions existantes, y compris la nationalité, sont maintenues sur un plan formel, l’État « protecteur » assumant la gestion de la diplomatie, du commerce extérieur et éventuellement de l’armée de l’État sous protectorat. L’exemple extrême est celui du Congo du roi belge Léopold II, dans lequel la violence et l’exploitation deviennent systématiques. Le chercheur Romain Tiquet a également mis en évidence une telle situation au Sénégal, dans son ouvrage intitulé Travail forcé et mobilisation de la main-d’œuvre au Sénégal, Années 1920-1960, paru en 2019.
L’accaparement des ressources
Caoutchouc, ivoire, cuivre, minerais en tous genres sont exploités dans des conditions souvent proches de l’esclavage. Le profit européen masque la misère et la mortalité élevée des travailleurs africains.
L’héritage conflictuel : des États fragiles et un développement entravé
Des États-nations bâtis sur l’artifice
À l’indépendance de la majorité des pays africains, qui intervient dans la décennie 1950-1960, les nouvelles frontières héritées du colonialisme sont maintenues pour éviter plus de conflits. Mais elles englobaient souvent des peuples ennemis ou divisaient des communautés, ce qui a constitué une source de guerres civiles, de séparatismes (notamment au Rwanda, au Soudan, au Nigéria…).
Des institutions faibles
Sans traditions étatiques communes, et avec des administrations imposées, les jeunes États peinent à instaurer des démocraties stables. Les coups d’État, la corruption, le patrimonialisme s’enracinent. Dans de nombreux cas, l’autorité est encore perçue comme étrangère ou coercitive.
Économie déséquilibrée
La spécialisation sur l’exportation de matières premières maintient ces pays captifs des fluctuations du marché mondial. L’industrialisation et l’économie interne demeurent faibles.
Identité culturelle éclatée
Langues, pratiques sociales et religions imposées déstabilisent les identités traditionnelles. Les divisions ethniques se figent, accentuées par les cartes coloniales. Le nationalisme postcolonial est souvent lié à une ethnie dominante, conditionnant la cohésion nationale « artificielle ».
Vers une Afrique post-coloniale : quêtes d’unité et justice
L’indépendance dans la continuité des frontières
Ghana (1957), Algérie (1962), Afrique du Sud (1994) : tels sont les derniers pays africains à accéder à l’indépendance sans, là encore, redéfinir les tracés hérités du colonialisme. Craignant un effet domino, les dirigeants préfèrent maintenir la continuité territoriale.
Réparations et reconstructions historiques
Des appels à la restitution des artefacts, à la reconnaissance des massacres coloniaux se multiplient. Rwanda, Congo et autres réclament justice, malgré le déni ou la lenteur des anciennes puissances.
Conclusion
La conférence de Berlin n’a pas simplement organisé la colonisation, elle a imposé un ordre géopolitique qui conditionne encore aujourd’hui les dynamiques africaines : conflits internes, pauvreté structurelle, fragilité institutionnelle. Le passé colonial a laissé des traces profondes, mais il n’enferme pas une fatalité : des mouvements panafricains, des discours de mémoire, des projets fédérateurs ouvrent un horizon renouvelé.