Bac 2025 : le corrigé de l’épreuve de philosophie

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Ce lundi 16 juin, les candidats du bac 2025 ont planché sur l’épreuve de philosophie. Ils avaient 4 heures pour rendre un sujet de dissertation ou de commentaire de texte. Nous te proposons ci-dessous un corrigé de l’épreuve de philosophie complet, rédigé par notre rédactrice experte en philosophie.

Pour rappel, les sujets de l’épreuve de philosophie qui s’est tenue le lundi 16 juin 2025 étaient les suivants :

25-PHGEME1

Bac 2025 : le corrigé de l’épreuve de philosophie – Sujet 1 : Notre avenir dépend-il de le technique ?

Le développement des outils d’intelligence artificielle nommés LLM (ChatGpt, Gemini) depuis 2018 semble avoir profondément reconfiguré notre rapport au monde : ils ont une influence sur l’art (production d’images, de vidéos, de sons), la connaissance (multiplication à la fois d’informations douteuses et d’outils visant à vérifier les informations), et peuvent également contribuer aux taches de tous les jours (création de recettes, de séquences d’entraînements sportifs, de listes aidant à organiser nos journées). La technique semble donc bien conditionner notre présent, jusqu’à nos activités quotidiennes : est-ce à dire que notre avenir dépend également d’elle ?

L’avenir désigne le temps futur, aussi bien quantitativement (un jour donné, une année donnée) que qualitativement (ce dont le futur sera fait, c’est-à-dire non seulement les évènements qui auront lieu, mais également la valeur qu’on leur attribuera). La technique, elle, désigne aussi bien un savoir-faire (qui s’oppose ainsi à un savoir théorique) que l’ensemble des productions issues de ce savoir-faire. Or, c’est dire que la technique, par définition, produit des objets qui transforment le monde : chacun de ses objets a une utilité, et donc une application pratique — sans quoi la technique ne serait qu’un savoir théorique parmi d’autres. 

Partant, on peut d’abord avancer que notre avenir dépend effectivement de la technique : puisque celle-ci a un impact concret sur le monde, et n’est pas une simple idée, il façonne nos existences. L’exemple des LLM le montre ; mais les inventions de la roue, de l’écriture ou encore de l’imprimerie nous font également voir que la technique a un impact qui ne se contente absolument pas du présent, mais inscrit également les transformations qu’elle permet dans le temps long, qui peut aller jusqu’à celui de l’humanité entière. Nous héritons encore, au XXIe siècle, des possibilités allouées par les inventions citées plus haut : pas d’agriculture sans la roue, pas de littérature, de pensée commune et de transmission des idées sans l’écriture ; pas de diffusion mondiale sans l’imprimerie. Il s’agit donc bien ici de « notre » avenir, dépendant de la technique, car configuré par ses productions.

Mais il faudrait alors nuancer cette « dépendance » à la technique, en arguant que l’avenir adviendra peu importe les techniques développées et adoptées par la population. C’est son contenu, et le jugement normatif qu’on y porte, qui dépend aussi bien de la technique que du jugement qu’on porte du même geste à la technique : autrement dit, il faudrait davantage dire que c’est le progrès, et non l’avenir, qui dépend de la technique. Reste à savoir alors si le progrès est souhaitable, c’est-à-dire si tout avenir régi par la technique est souhaitable : la technique n’est-elle pas justement ce qui contraint, voire met en péril l’Homme aussi bien qu’il le libère, comme en attestent les dévastations nucléaires des XXe et XXIe siècles (Hiroshima & Nagasaki en 1945, Tchernobyl en 1986, le tsunami au Japon en 2012) qui n’auraient pas eu lieu sans le développement de cette technique particulière ? La technique n’empêche-t-elle pas par ailleurs à certains pans de la population de connaître un avenir aussi prometteur que celui des sociétés qui la maîtrisent davantage, et peuvent donc l’utiliser, notamment à des fins inégalitaires (consciemment ou non) ?

Somme toute, peut-on concevoir un avenir commun qui dépende de la technique, alors même que cette dernière semble menacer la possibilité d’un futur serein pour tous ?

Nous verrons d’abord (I) que l’avenir de l’humanité dépend inévitablement de la technique, qui, par définition, transforme le monde, et est elle-même inévitable : nous voulons (et peut-être même devons) transformer la nature, et c’est ce qui permet de parler d’un point commun entre tous les Hommes. Mais il faudra alors (II) se demander si la technique régit réellement un avenir commun, ou si elle ne risque pas plutôt de diviser les Hommes derrière une fausse conception du progrès. Nous montrerons alors que (III) seul un dialogue fécond, mais régulé, entre la technique, la science et l’éthique permet qu’un véritable avenir commun émerge de ses avancées : notre avenir dépend donc non pas simplement de la technique, mais aussi (et peut-être même surtout) des limites qu’on lui appose en amont de son utilisation concrète.

I.

On peut tout d’abord défendre l’idée selon laquelle notre avenir dépend effectivement de la technique, puisque celle-ci reconfigure notre rapport à la nature et aux autres, en transformant, du même geste, aussi bien, nos existences que celles des générations à venir.

Si la technique nous permet en effet de façonner l’avenir, c’est parce qu’elle permet une possession de la nature, c’est-à-dire de ce qui n’est initialement pas humain : alors que les savoirs théoriques (la science) nous informent des mécanismes de la nature, la technique, elle, permet la production et l’utilisation d’instruments qui aident à étudier (le microscope, la lunette astronomique), prédire (les satellites, les capteurs sismologiques) et exploiter la nature (les usines, les infrastructures agriculturelles). Or, de telles prédictions scientifiques, aidées par la technique et ses outils, mais aussi ces activités industrielles, nous permettent bien d’assurer notre subsistance, et donc d’avoir un avenir. Si la technique régit notre avenir, c’est donc en tant qu’elle nous permet d’être « comme maîtres et possesseurs de la nature », comme l’affirme Descartes dans son Discours de la méthode : en nous positionnant comme un dieu qui maîtriserait entièrement la nature, tout en restant humains, nous affirmons aussi bien notre subsistance que notre spécificité humaine, rationnelle, parce que nous avons tous en commun notre capacité à utiliser la raison pour façonner et exploiter la nature par la production d’outils visant à la maîtriser. 

Dès lors, notre avenir, c’est-à-dire la manière dont on habite le temps et transformons nos existences au fur et à mesure de ce dernier, dépend intrinsèquement de la technique, puisqu’elle est la cause directe (et parfois nécessaire) d’évènements et de possibilités précis. Il s’agit bien ainsi de « notre » avenir, commun à tout homo faber, qui « déborde le présent [et] ouvre l’avenir » par l’utilisation de la technique, comme l’écrit Beauvoir dans le Deuxième Sexe : si nous ne sommes pas de simples animaux (quoique certains d’entre eux ont parfois des savoirs assimilables à la technique, comme les gorilles ou les chimpanzés…), c’est bien parce que les outils que nous développons nous permettent de nous inscrire dans le temps, en léguant, notamment à nos descendants les avancées du présent, qui participent donc au progrès de la culture, voire le conditionnent. On peut ainsi prendre pour exemple l’invention puis le développement de l’imprimerie, en Allemagne, puis dans en Europe, au XVe siècle de notre ère, par Gutenberg. Celle-ci permet alors la diffusion de la culture, et notamment de la Bible. S’ouvre alors la possibilité de penser et de s’opposer à celle-ci, qui permettront notamment à la Réforme (Luther, puis Calvin) d’avoir lieu au début du XVIe siècle, c’est-à-dire à de nouvelles formes de spiritualité d’exister, entraînant par là aussi bien de nouvelles pensées, que de nouvelles formes d’organisations sociales, et, bien sûr des conflits marquant l’avenir.

Il faut en effet prendre en compte l’ensemble des impacts de la technique sur l’avenir. Si l’imprimerie n’est pas directement la cause des désolations causées, par exemple, par les guerres de Religion du XVIe siècle (et du reste, celles-ci n’ont attendu ni la Réforme, ni la technique pour se développer), on peut toutefois prendre d’autres exemples de savoir-faire et d’objets techniques dont l’inscription dans le temps ont mené à des ravages futurs, parfois imprévisibles lors de leur invention. C’est bien sûr le cas des productions célèbres du projet Manhattan, permettant les atrocités d’Hiroshima et Nagasaki ensuite ; mais on peut également penser aux impacts très actuels, et bien plus insidieux et communs, de la technologie sur le développement neuronal de la population, notamment des jeunes, les plus exposés. On assiste en effet à ce qu’on peut appeler, selon le titre de l’ouvrage d’Harmut Rosa, à L’accélération du monde par la technique : loin de n’être qu’une sphère à part, elle touche tout secteur, car popularisée pour une grande partie des habitants du monde. Or, la technique permet ainsi d’autant mieux « accélerer » nos rythmes de vie, au sein desquels l’on insère de plus en plus d’activités distinctes, dont l’enchaînement est facilité par la multitude d’outils qui nous assistent : cela mène paradoxalement à un recentrement sur soi, qui met donc en péril aussi bien la maîtrise de « notre » avenir que la possibilité même d’un « nous » au sein de celui-ci. On peut prendre ici l’exemple des algorithmes sur X (anciennement Twitter), dont il a été démontré qu’il fonctionnait en « bulles » politiques qui enferment chaque utilisateur dans des échanges idéologiquement proches, de plus en plus, des leurs, créant donc une fermeture sociale et intellectuelle que les technologies d’échange se proposaient pourtant de pallier. Ne faut-il alors pas questionner la possibilité, pour la technique, de créer un avenir réellement commun à tous ?

II.

Il faut en effet nous demander, dans cette deuxième partie, si l’on peut réellement considérer que la technique forge un avenir commun, ou si elle n’est pas au contraire ce qui sépare les Hommes, voire les déshumanise. La technique comme savoir-faire serait alors certes le propre de l’Homme, mais ses objets, eux, c’est-à-dire ses productions, empêcheraient du même geste à son avenir d’être délibérément choisi.

Il nous faut ainsi à ce stade distinguer l’avenir d’une part, du futur d’autre part. Si le futur désigne un simple moment du temps (en l’occurrence, celui à venir, qui suit donc le présent), l’avenir, lui, n’est pas le simple moment à venir : il porte un aspect délibéré d’une part, et commun d’autre part. Or, si le savoir-faire propre à la technique permet, comme nous l’avons vu, de nous inscrire dans le temps futur, ses conséquences (c’est-à-dire ce que ses productions ont comme effet) ne sont plus de l’ordre de la volonté, et ne concernent donc pas l’avenir. Dans Les Deux sources de la morale et de la religion, Bergson pense ainsi les outils techniques comme un mécanisme correspondant à un corps « démesurément grossi » par rapport au corps humain, dont l’âme serait le moteur, c’est-à-dire le gouverneur. Or, parce qu’il a une taille exponentielle, notre « âme » ne peut plus le contrôler, dont la taille est infiniment inférieure (« trop petite (…) pour le remplir, trop faible pour le diriger ») : autrement dit, l’on est à l’origine des objets techniques (puisqu’ils sont produits par notre savoir-faire), mais ils se développent ensuite sans contrôle de notre part, la première raison étant que chaque ingénieur ne peut s’assurer de ce que feront les générations futures (ou même les autres laboratoires) de son invention. Ainsi, la technique acquiert sa propre temporalité : elle régit certes l’avenir, mais ce n’est peut-être plus le nôtre.

On peut pour illustrer cette idée, prendre un exemple concret grâce à l’analyse qu’opère Arendt des rapports entre la technique et son utilisation, notamment scientifique et politique, dans Du mensonge à la violence. Si, en tant que savoir-faire, la technique est une production de la raison humaine, elle peut néanmoins devenir déraisonnée dans le cadre, par exemple, d’une politique militaire : une guerre, par exemple, exige des armes, elle exige de détruire, et ne se préoccupe plus d’un avenir commun au sens strict. Arendt montre ainsi que les outils de la technique ont pour spécificité d’être complètement imprévisibles ; non pas parce qu’elles fonctionneraient mal, mais parce qu’on ne peut jamais prédire ce que l’avenir en fera, puisqu’ils sont un outil de puissance, et donc potentiellement de destruction impensable, irrationnelle. Autrement dit, l’avenir ne dépend plus de la technique, parce qu’il n’en est plus la fin : la technique elle-même devient une fin, et plus un moyen, si bien que le souci de l’avenir est relégué au deuxième plan. Dès lors s’éclaire l’idée d’une dépossession de l’Homme par la technique, puisqu’elle est à elle-même sa propre fin, et n’a plus pour statut le seul instrument ; or, cela signifie que l’Homme est dépossédé de son propre avenir. 

Mais si l’avenir dépend alors de la technique, alors celle-ci acquiert une liberté, ou du moins un pouvoir, que n’ont pas les simples individus. On peut alors considérer, avec Carl Schmitt, qu’il y a bien une foi dans la technique, analogue à celle que l’on aurait dans le cadre religieux : la technique, à l’instar de Dieu, ferait office d’auteur surpuissant du cours du monde, si bien que si l’on a « perdu le genre humain », comme l’écrit Rousseau dans son Second discours, c’est parce qu’on a perdu la volition, et surtout le contrôle sur son existence, qui caractérise l’être humain. Mais ne faut-il pas nuancer cette vision strictement défaitiste de la technique ? Est-on réellement asservis à cette dernière, sans aucune possibilité de retour en arrière ? Autrement dit, ne peut-on pas envisager une repossession de nos moyens de choisir l’avenir en envisageant un rapport plus éthique entre l’Homme et ses productions techniques ?  

III.

Dans cette dernière partie, nous voudrions donc défendre un rapport moral à la technique, non pas pour nier que notre avenir dépend d’elle, mais pour montrer qu’il existe en réalité une co-dépendance entre notre avenir et la technique, la technique n’étant jamais radicalement indépendante de ce que l’on en fait.

Si nous pouvons dépendre de la technique dans de nombreux domaines de la vie privée (consommation de ressources, déplacements, consultation d’informations) et publique (exploitation de la nature, par exemple), l’on peut à la fois choisir d’y être plus ou moins confrontés individuellement, et surtout du rapport spécifiquement moral qu’on y entretient. Il s’agit ainsi de défendre un « principe responsabilité », pour reprendre le titre de H. Jonas paraphrasant la célèbre maxime kantienne : agir de telle sorte que les autres formes de vie soient respectées, c’est-à-dire considérer que la technique, qui par définition transforme la nature, la transforme de manière juste et éthique, et éthique parce que juste. On peut ainsi prendre pour exemple le refus d’utiliser la technologie de CHATGPT en raison de sa grande consommation de CO2, la technique qu’est l’avion pour les mêmes raisons, ou encore la défense d’une exploitation agricole raisonnée, c’est-à-dire d’un savoir-faire non pas supprimé (comment vivrait-on sans agriculture ?), mais éthique. Une telle réflexion morale sur notre utilisation de la technique permettrait ainsi de reprendre possession de notre avenir (notamment celui des générations futures, qui dépend grandement des techniques mises en œuvre pour exploiter les ressources naturelles), sans tomber dans l’écueil irréaliste qui consisterait à rejeter complètement toute technique.

Or, cela exige de reconsidérer non seulement notre rapport à la technique, mais aussi et surtout notre rapport à la nature. La technique, nous l’avons vu, est d’abord une transformation de la nature, en vue de son exploitation ou simplement de sa compréhension : elle est ainsi ce que Heidegger appelle une « pro-vocation » de la nature, puisqu’elle consiste à en altérer les fins pour réorienter son fonctionnement vers nos propres besoins. Comme l’explique le philosophe dans La question de la technique, le moulin à vent n’accumule pas le souffle que ses ailes produisent : il ne peut le faire seul, mécaniquement, et exige donc l’intervention humaine qui pro-voque la possibilité pour cette énergie d’être stockée. Autrement dit, par la technique (et plus précisément la technique moderne, c’est-à-dire la massification de l’industrialisation et de ses outils), on confisque à la nature ses productions pour nous les accaparer, en remplaçant son pouvoir de production (poiesis) par le nôtre. Or, on peut en déduire que cela exige une objectivation de la nature, dont on ne considère donc plus les intérêts ; par conséquent, on ne considère plus non plus son avenir, mais seulement son futur, puisqu’il ne s’agit plus que de s’assurer qu’elle soit toujours là dans plusieurs décennies, mais seulement qu’elle est capable d’un rendement suffisamment grand pour le moyen terme. 

Derrière le souci économique est donc éludé l’intérêt écologique, qui n’est pas seulement moral, mais aussi proprement vital : quelle nature pourra bien accueillir les générations de l’avenir si elle n’a plus rien à produire pour subvenir à ses besoins ? Autrement dit, le rapport raisonné, éthique et moral à la technique permet non seulement de décider de notre avenir, mais est la seule assurance que nous en ayons un. Si notre avenir dépend donc certes de la technique, nous-mêmes, l’humanité qui nous est commune à tous, dépendons surtout d’un rapport raisonnable à la technique. Il s’agit donc moins d’opposer le développement des instruments techniques à la possibilité d’un avenir commun, que de reconsidérer notre rapport à ces outils pour que l’avenir puisse seulement avoir lieu, et qu’il n’en reste pas au simple stade de futur. 

Bac 2025 : le corrigé de l’épreuve de philosophie – Commentaire de texte

Comment assurer l’égale participation des citoyens à la vie sociale et politique,  c’est-à-dire l’existence d’une société juste dans laquelle chacun est libre de prendre part à l’organisation de la vie commune ? C’est la question à laquelle entend répondre ce texte de Rawls, extrait de sa Théorie de la justice parue en 1971. L’auteur y interroge les éléments qui peuvent s’opposer à une réparition équitable du poids de chaque citoyen dans les décisions politiques, arguant que si en droit, chaque individu devrait pouvoir comprendre et décider de la manière dont la classe politique prévoit d’organiser la vie commune, dans les faits, ce projet n’est pas respecté. 

Selon Rawls dans ce texte, l’on observe en effet une injustice dans la répartition des moyens d’influence des diverses parties de la population sur la vie commune : tous les citoyens ne peuvent prendre une part équitable aux décisions politiques. L’originalité de ce texte vient cependant du fait qu’au lieu d’opposer la société civile à l’État, c’est-à-dire les citoyens aux politiciens, Rawls observe plutôt que le privilège d’une partie de la population vient moins de sa position au sein du pouvoir institutionnel, au sens traditionnel des trois pouvoirs de l’État (exécutif, législatif et judiciaire), que d’un type de propriété à la fois plus général et bien spécifique, qui est celle des moyens de produire de la richesse. 

Or, cela signifie qu’il ne suffit pas à une société de proposer des lois égalitaires pour être réellement juste, puisque l’injustice, c’est-à-dire l’inégalité de traitement entre les citoyens, peut perdurer, et perdure, de fait, par d’autres moyens. Pour défendre et assurer l’existence d’un véritable principe d’équité au sein de la société, il faut alors comprendre ce que désigne cette propriété particulière qu’évoque Rawls, qui en sont les bénéficiaires, et comment ils utilisent leur privilège pour maintenir une forme d’inégalité, dont le caractère injuste devra également être interrogé.

Pour répondre à cet enjeu, nous pouvons diviser le texte en trois parties distinctes. Rawls commence ainsi par un énoncé à portée normative, qui consiste à défendre la nécessité d’une société juste : cette conception de la justice ne se contente cependant pas d’exiger un traitement égalitaire des citoyens par l’État, mais concerne également et surtout, à l’inverse, le rôle des citoyens sur l’organisation de la politique elle-même (ll.1-6). Or, la deuxième partie du texte révèle l’obstacle qui empêche la participation complète des citoyens à la politique d’être efficiente : au sein de la société existe en effet une inégalité non pas légale, mais concrète, entre ceux qui peuvent avoir un impact sur la vie politique (qu’elle concerne l’exécutif, le législatif ou le débat quant aux meilleures formes de politique), et ceux qui ne peuvent que subir ces décisions, car ils ne disposent pas des moyens matériels, c’est-à-dire des possessions, qui pourraient leur octroyer une telle influence (ll.6-12). L’enjeu de la troisième et dernière partie est alors de proposer la solution qui permettrait de pallier cette injustice ; elle consisterait, selon Rawls, à équilibrer davantage les capacités d’influence au sein de la société, en s’assurant que leur distribution reste équitable pour que chaque citoyen, au delà de son capital, puisse avoir la même place dans les discussions sur la vie politique, celles-ci devant donc rester toujours majoritairement publiques, c’est-à-dire communes, et non privées, c’est-à-dire exclusives (ll.13-18).

I) L’idéal d’équité : la répartition juste des rôles de chaque citoyen dans la vie politique est une condition pour leur liberté (ll.1-6, du début du texte à « une bonne partie de leur valeur »).

Dans cette première partie de notre texte, Rawls défend qu’il est nécessaire que la vie politique implique activement les citoyens, ce qui passe par des moyens spécifiques qui leur seraient alloués.

Si l’on définit en effet le « politique » par ce qui concerne la vie de la cité (polis en grec), c’est-à-dire l’organisation de la vie commune, alors il semble logique que chaque membre de la cité (« tous les citoyens », l.1) y soit impliqué. Cependant, il ne s’agit pas ici de défendre spécifiquement un mode de fonctionnement démocratique, c’est-à-dire une participation active des membres de la société civile aux trois pouvoirs de l’État : l’implication souhaitée est différente, ou du moins, ici, plus générale. 

Rawls utilise en effet le concept de « moyen » (l.1), considérant ainsi que les citoyens doivent avoir la possibilité concrète de comprendre ce que la vie politique leur propose ou leur impose. Il ne s’agit donc pas nécessairement d’appeler le citoyen à prendre une part active à l’organisation de la cité, mais bien plutôt de lui donner la possibilité d’en saisir les enjeux : on comprend donc qu’il « devr[ait] pouvoir juger » (l.2) de ce que la classe politique exige de lui. Si Rawls ne précise pas de quels « projets » (l.2) le citoyen doit s’enquérir, on peut néanmoins émettre l’hypothèse qu’il s’agit ici de défendre l’idée de transparence de la part de l’État, qui, selon l’auteur, doit permettre à chaque membre de la société civile de s’informer convenablement quant aux discussions politiques qui ont lieu institutionnellement. Si Rawls n’évoque pas explicitement cet exemple, l’on peut penser cependant qu’il s’agirait notamment ici d’encadrer le rôle des médias, qui devraient pouvoir présénter de manière objective le déroulé de la vie politique, ce qui implique sans doute, comme le défendra Rawls plus loin, un financement majoritairement public.

L’enjeu du « public » est en effet ici crucial, le terme étant évoqué à la l.3. S’il faut que les citoyens soient tous également impliqués dans la politique, alors celle-ci doit être véritablement publique, c’est-à-dire accueillir les propositions de chaque individu. Cela ressemble donc ici à la défense du débat démocratique, dont la caractéristique est de réunir différentes paroles en vue du « bien » commun (« bien public », l.3). Ici, Rawls défend donc à la fois la nécessité pour chaque citoyen d’émettre un avis sur les propositions politiques à l’aune de leurs propres valeurs (se demandant si elles « favorisent leur conception », l.3), et la « possibilité » (l.4) d’émettre lui-même des propositions : autrement dit, la transparence de l’information doit servir aussi bien à évaluer la légitimité d’une politique qu’à permettre de la modifier si nécessaire. On comprend donc que Rawls défend ici une vision spécifique de l’égalité, qui ne correspond pas simplement à la liberté d’opinion, mais aussi à la possibilité concrète que celle-ci ait un impact dans l’organisation de la cité. Il ne suffit donc pas d’être égaux en droit : chaque citoyen doit pouvoir être libre de participer à la vie politique et que sa participation compte autant que celle des autres. Il s’agit donc là d’un idéal de société juste, la justice étant ici considérée comme une répartition égalitaire et universelle des moyens de comprendre et d’intégrer l’organisation de la vie commune.

Or, au terme de cette première partie, Rawls défend qu’il existe un obstacle à cet idéal : il s’agit d’une inégalité de fait, et non de droit, dans la répartition des possibilités concrètes de participer à la vie politique. C’est ce à quoi est dédiée la deuxième partie du texte.

II) L’obstacle à cet idéal : un type spécifique de propriété, moyen d’influence inégale de certains citoyens sur la vie publique (ll.6-12, de « quand ceux qui possèdent » à « renforcent leur position privilégiée »).

Dans ce deuxième moment, Rawls étudie en effet les raisons qui empêchent à cet idéal de se réaliser : il s’agit d’un privilège particulier consistant à avoir plus de possibilités d’influencer la vie politique, un tel privilège n’étant pas équitablement réparti, et donnant donc lieu à des inégalités.

En effet, pour illustrer la première partie du texte, Rawls commence par évoquer « les libertés (…) protégées par le principe de participation » (l.5). Cela semble renvoyer aux régimes démocratiques, quoiqu’ils ne soient pas cités explicitement : ce sont eux qui permettent institutionnellement, c’est-à-dire par la loi, une forme de délibération et de débat au sein de la cité (libertés d’expression, d’opinion, suffrages). A priori, ils semblent donc correspondre à l’idéal défendu par Rawls. Or, la particularité de ce texte est de considérer que ce type d’organisation n’est en fait pas suffisant pour que la société soit véritablement juste, au sens défini durant la première partie : la liberté démocratique n’en resterait en effet qu’au stade de « principe », c’est-à-dire d’abstraction, alors qu’il reste, concrètement, une répartition inégale des possibilités d’influencer la vie politique. 

Ainsi, quoiqu’un régime démocratique permet à chaque citoyen, en droit, de participer à la vie publique, la liberté de le faire n’est pas respectée dans les faits, puisqu’il existerait d’autres manières d’acquérir de l’influence sur la vie politique au-delà de ce qu’assure la loi. La loi assure en effet que chaque citoyen est égal en droit à son voisin ; il est donc libre de participer à la vie politique. Or, dans les faits, selon Rawls, cette liberté « perd une bonne partie de [sa] valeur » (l.6) lorsque l’on considère qu’il existe également la liberté, c’est-à-dire la possibilité d’acquérir des outils permettant d’influencer la vie politique, auxquels tous les citoyens n’ont cependant pas accès. Autrement dit, deux libertés co-existent (celle légale de la participation, et celle concrète de la possession de moyens d’influence), mais leur co-existence ne peut donner lieu à une société égalitaire au sens défini précédemment, puisque la seconde empêche que chaque citoyen ait le même pouvoir sur les décisions politiques.

La liberté de participer à la vie politique s’oppose ainsi à ce « droit » particulier qu’ont d’autres de l’influencer, si bien qu’une opposition de forces se crée au sein de la société. Il s’agit donc pour Rawls de véritables « inégalités », qui ne sont cependant pas immuables, mais ont des conditions bien précises : une répartition déséquilibrée de l’influence, que Rawls va jusqu’à qualifier de capacité de « contrôle r» (l.7). S’il ne prend pas d’exemple concret dans le texte, on peut ici penser par exemple au domaine des médias, qui régit l’information disponible pour les citoyens tout en dépendant des financements qu’il obtient. Or, pour l’auteur, il ne s’agit pas simplement d’influencer le domaine de l’opinion, puisque cette force va jusqu’à s’appliquer à « la législation » (l.9), c’est-à-dire à l’établissement de la loi. Il n’y a pas non plus d’exemple ici, mais une lecture sociologique peut sans doute permettre d’éclairer cette idée : « les plus favorisés » (l.8) pourraient correspondre aux classes sociales hautes (voire très hautes), qui occupent en effet une grande partie de la classe politique, dont on comprend donc qu’elle soit davantage à même de défendre ses intérêts de classe (ce dont ils ont l’ »habitude », l.12) plutôt que ceux de tous les citoyens. 

Ce « poids prépondérant » (l.10) d’une certaine partie des citoyens plutôt que d’autres sur l’organisation d’une société pourtant commune n’est cependant pas, pour Rawls, une fatalité : c’est, à ce stade, seulement un « risque » (l.10), puisqu’il s’agit pour l’auteur de montrer en quoi l’idéal de justice n’est pas évident, tout en proposant des solutions pour l’atteindre. Il s’agit donc ici de prévenir contre ce qui pourrait s’y opposer, l’auteur semblant donc penser qu’il est possible de supprimer la possibilité que les moyens d’influence soient inégaux, ou du moins de les tempérer. Or, pour ce faire, il faut non seulement remarquer qu’il existe des « positions privilégiées » (l.12) de fait, c’est-à-dire que l’institution de l’égalité par la loi ne suffit pas à ce que cette égalité soit efficiente, mais également mettre en place des instruments concrets qui permettent à ces privilèges d’être « compensés » (l.13), ce qui est l’objet de la troisième et dernière partie du texte. 

III. La solution de la distribution : l’équilibre entre privé et public comme remède à l’injustice (ll.13-18, de « il faut alors prendre » à la fin du texte).

La dernière partie de notre texte s’attelle ainsi à proposer des solutions pour se diriger vers une société plus égalitaire vis-à-vis de la possibilité de chaque citoyen d’influencer la vie politique.

Après avoir exposé la cause des injustices, c’est-à-dire d’une situation inégalitaire, Rawls procède en deux temps : d’abord, il affirme que ces inégalités doivent être équilibrées, c’est-à-dire amoindries, puis il donne des exemples de « mesure » (l.13) qui pourraient pallier ces inégalités, c’est-à-dire, donc, les compenser. Le problème à la lecture de ce passage est cependant le suivant : la nature desdites « mesures » n’est pas indiquée. Il y a deux possibilités : soit il s’agit de mesures légales, mais alors on peine à comprendre comment elles pourraient pallier complètement ces inégalités, puisque ce qui précède dans le texte a montré qu’elles ne dépendaient pas seulement de la législation ; soit il s’agit d’une transformation non institutionnelle (morale, politique associative), auquel cas le rôle des institutions étatiques doit tout de même être questionné, puisqu’il paraît difficile de résorber des inégalités au sein de la classe politique elle-même si celle-ci n’est pas refondée. Cette ambigüité réside dans le caractère général de l’expression de l’auteur « libertés politiques égales pour tous » (l.14) : la politique désigne-t-elle ici l’État et ses institutions, qui s’opposeraient à la société civile ? Nous arguons que dans la lignée du reste du texte, le « politique » semble ici désigner au contraire l’ensemble des citoyens, qu’ils prennent part ou non dans les institutions qui les gouvernent, puisque seule cette lecture permet de donner une consistance logique à l’ensemble du texte : s’il s’agissait de défendre un accès institutionnel de chaque citoyen au pouvoir, alors le principe de participation suffirait, ce qui est pourtant nié au début du texte ; le problème de la possession privée ne se poserait pas.

Si les exemples donnés par Rawls ne prennent pas d’illustration concrète (historique, ou contemporaine), l’on peut donc considérer qu’il s’agit ici de penser l’ensemble des situations politiques dans lesquelles l’on observe des phénomènes d’influences, l’un des exemples les plus saillants pouvant être celui du déroulement des campagnes présidentielles. Cet exemple est en effet intéressant en France, mais encore plus aux États-Unis, d’où écrit Rawls (NB : il n’était pas nécessaire de savoir que Rawls était américain pour prendre cet exemple), où les campagnes sont bien plus cristallisées : l’accession à l’éligibilité, et a fortiori au pouvoir, est notamment conditionnée par la possibilité qu’a chaque candidat de financer sa campagne, avec ce que cela implique comme dérives inégalitaires, comme cela a pu être observé durant la première campagne de D. Trump en 2018. Or, on peut alors considérer que ce que Rawls appelle « la propriété privée des moyens de production » (l.15) rentre en jeu : il est impossible pour un candidat donné de se présenter à la campagne sans les ressources matérielles (financières, sociales) suffisantes, ce qui implique donc une position privilégiée (au sens du texte), et donc, peut-être une inégalité entre les citoyens. Le fait que l’activité politique soit soumise à des entités (et donc à des intérêts) privées menace par ailleurs leur légitimité, puisqu’il n’est alors plus du tout certain que le ou la candidate gouverne selon les intérêts du peuple dans son ensemble (c’est-à-dire le « bien public » de la l.2), puisqu’il peut tout à fait être soumis à des conflits d’intérêts financiers. 

Pour autant, Rawls ne semble pas vouloir abolir complètement la « propriété privée des moyens de production » : il offre au contraire, quoique sans s’y attarder, une solution plus nuancée. Celle-ci consisterait non pas à abolir l’ensemble des privilèges de ceux qui en ont, mais simplement à les réguler. Cela pose deux problèmes. D’abord, Rawls ne justifie pas les raisons de cette nuance : n’y a-t-il en effet pas le risque, pour toute conception privée du pouvoir, de dérives anti-démocratiques ? Autrement dit, pourquoi maintenir encore la possibilité que les acteurs privés jouent un rôle dans la vie politique, alors que ce privilège est justement ce qui empêche la discussion politique d’être véritablement commune ? On peut justifier ici cette position de l’auteur en considérant qu’il défend moins une démocratie (comme nous l’avons vu en I) qu’une démocratie libérale, dans laquelle la part du pouvoir privé reste donc présente ; mais cela ne règle pas la question du fondement d’une telle position, dont la légitimation n’est en tout cas pas présente dans le texte. 

Le deuxième problème, qui est une conséquence du premier, concerne le rôle de l’État dans cette régulation, puisque l’avant-dernière ligne de notre texte évoque la nécessité de « subventions gouvernementales » pour pallier la prédominance de l’influence privée au sein de la société. L’on devine de manière plus générale, dans cette fin de texte, qu’une telle régulation doit passer également par la loi : or, la première partie du texte montrait que la légalisation de l’égalité n’était pas suffisante pour assurer sa matérialisation. Il y a donc une ambigüité, dans cette fin de texte, concernant le rôle concret que doit jouer l’État dans la régulation des inégalités de propriété privée, ce qui revient à poser la question de l’arbitrage entre une politique libérale d’une part, et une politique providentielle d’autre part, Rawls ne semblant pas trancher ici. 

Plus précisément, Rawls ne prend ici pour exemple (qui reste général, au sens où il ne cite aucun pays particulier) que celui d’un État libéral : « dans une société qui autorise… » (l.15), c’est-à-dire dans une société où il existe déjà, a priori, de telles inégalités, alors il faut pallier ces inégalités par des « subventions gouvernementales » (l.17), c’est-à-dire faire intervenir l’État. Or, la question se pose alors de savoir si une telle société pourrait ne pas exister : autrement dit, pourquoi Rawls part-il du paradigme du libéralisme pour penser les moyens d’y pallier, au lieu de penser, plus radicalement, un type de vie politique exempte de toute influence privée ? On peut ici parler d’une forme de pragmatisme : l’idéal d’une société égalitaire, par définition, n’existe pas, puisqu’il n’est pas réel ; il faut donc, ici, penser exclusivement ce que l’on peut faire au sein des sociétés actuelles, qui sont, de fait, libérales (en Europe et en Amérique du Nord). 

Pour ce faire, Rawls introduit ainsi, pour finir, la nécessité d’une part plus grande accordée au public, puisqu’il s’agit de déprivatiser les outils de discussion politique. Si les raisons n’en sont encore une fois pas données, on peut imaginer qu’il s’agit ici de tendre vers une plus grande objectivité des médias, dont le caractère public est nécessaire (mais pas pour autant suffisant) pour éviter des effets de propagande. Il s’agit donc de repenser la « distribut[ion » (l.17) des moyens d’influence à l’échelle sociétale pour s’assurer de l’égalité d’accès à l’information pour tous, accès à l’information essentiel pour que la vie politique soit comprise, mais aussi exercée de manière juste, c’est-à-dire par tous. Ce texte de Rawls, somme toute, renvoie dos à dos l’ultralibéralisme (prédominance totale du domaine privé) et le socialisme (prédominance totale du public) pour penser la cohabitation des deux, dans la perspective d’une amélioration de la diffusion et de la discussion des enjeux politiques pour tous les citoyens.

NB : pour plus de clarté, l’auteur du corrigé a indiqué des titres de partie dans le développement, mais ceux-ci devaient impérativement être absents de vos copies.

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